Lieu et marques de naissance
Avait-il réellement besoin de poser le sceau de son lieu de naissance dans ses différents manuscrits publiés presqu’exclusivement chez Humanitas ? Sa personnalité de citoyen du Nord ne reflète- t-elle pas l’idéal Christophien propre à cette région, berceau d’une histoire bien que lointaine, pourtant marquante et indélébile qui ne cesse d’émerveiller jusqu’à aujourd’hui tout un chacun.
Le poète Saint-John Kauss ne laisse de toute évidence aucune emprunte dans ses lieux de visite malgré les hautes vertiges verbales dont il a fait preuve dans ses poèmes. Cependant, on retrace son origine dans le poème Archipel des Antilles où il exprime vaillamment sa conviction d’héritier d’hommes affligés :
« que reste-t-il de ces hommes nus dans l’espace où je suis né
de ces dompteurs d’oiseaux érodés / engourdis dans le silence de la mort
que reste-t-il de ces enfants des presqu’îles / des archipels des corsaires et pirates / frères de sang entre les doigts timbrés du soleil »
Le poète Saint-John Kauss est un nomade dans l’âme. Ainsi, le lecteur peut le surprendre autour de ses lieux de transcription ; par moments, dans des lieux qui lui sont sacrés ; parfois, dans quelques lieux qu’il se contente de banaliser quand il ne révèle pas subitement ses raccourcis et lieux d’association. Il visite rarement les lieux publics. Or, il imagine des lieux qui lui sont proprement réservés. On peut toutefois découvrir, d’un simple hasard, ses lieux provisoires.
La dimension des espaces qu’il occupe dans ses poèmes est toujours dans l’ordre de l’immensité. Il lui arrive de prendre d’assaut de vastes terrains vierges qu’il habite mystérieusement et avec engouement jusqu’à forger ses propres domaines, l’un matérialiste et l’autre utilitaire. Il les a d’ailleurs nommés : Territoires, Territoire de l’enfance et Territoire d’allégeance.
(...)
« le brouillard alarmé
entend venir l’orage
l’empire fou de mon peuple
vivant de sautes d’humeur
sa voix sans l’océan
à grands yeux petites confidences
cryogénie de gratte-ciel en grippe-sou
d’un geste et pour un mot de plus
ai-je déposé au pied du siècle
une lanterne
un long poème
pour ma belle-sœur
ombrelle muette
car
la maîtresse de cette vallée est une sorcière à l’emporte-pièce
est-ce vivre que parcourir cette embouchure
comme une plaie nue
de mon pays »
(Poème au vestiaire, in Territoires, pp. 86-87)
Ces strophes que voilà ne sont pas des actes gratuits. Le poète dépeint la première dame de la République d’Haïti sous le règne dictatorial des Duvalier, la femme du président Jean-Claude Duvalier, Michèle Bennett.
Qu’en est-il de cette femme de toutes les caprices et de tous les énigmes qui a conduit le chef d’État à sa déchéance ? N’est-ce pas que le lecteur non avisé ne saurait percevoir ce message hautement politique dans les coulisses de ces paragraphes sertis d’un langage raffiné.
(...)
« jusqu’aux araignées jusqu’à la fenaison ma fille
qui
triche déjà à reculons
Fleur d’avril en équilibre
d’emprunt
mais
jusqu’aux années de défaite et jusqu’à nous
il y a déjà ma solitude retrouvée
ma légende persistante mes poèmes épuisés
il y a aussi cette fleur que tu observes
cette blessure ardente au feu de la cité
cette épitaphe infinie de la terre
cette page étroite chue de la table
il y aura davantage ce verdict qu’abrège ton eau
cette démesure au grand passage de ta voix
et puis l’exil
l’exil élu dans l’équinoxe de la phrase »
(Carte postale pour un poème d’été, in Territoire de l’enfance, pp. 40-41)
Comme le titre l’indique, le contexte de l’ouvrage précité est mi-spatial, mi- émotif. Le poète dévoile une vérité sonore qui étonne. Le poète entendait se faire porte parole de sa fille aînée, dès sa naissance jusqu’à son premier gazouillement d’enfant qui fut d’ailleurs le mot « papi ». Encore une preuve de démesure dans son rôle de protecteur de famille. Il lui arrive de gagner du terrain, le temps de quelques voyages de plaisance, pour le festoiement d’une amitié en signe de reconnaissance. Le poème Territoire d’allégeance (in LE MANUSCRIT DU DÉGEL, Humanitas, Montréal, 2006) témoigne de son écarlate admiration pour une Suissesse devenue farouche gardienne de la créolité et de la culture des îles. Nous nommons Francesca Palli qui a élu domicile aux pieds des Alpes Suisse, une magnifique région formée de nappes de lacs et de majestueuses montagnes. La biologiste enseigne dans les matières suivantes : la chimie et la biologie. Les deux Scientifiques parviennent à apprivoiser la contrainte du temps et de la distance en leur faveur à travers une correspondance sporadique, mais combien organisée et méthodique. Du point de vue de personnalité, ils se complètent à merveille du fait que Francesca Palli soit une femme de talent silencieuse. Son art singulier n’est nullement perceptible. C’est une pure habileté qui se manifeste de façon alerte et perspicace, autant avouer qu’elle possède le don de déchiffrer le « non dit » ; tandis que Saint-John Kauss se distingue en tant que Chef d’école littéraire, un penseur peu bruyant mais étincelant.
Aux prémisses de son inspiration dans Territoire d’allégeance, le poète est très à cheval sur le vide et les lacunes que peuvent occasionner les ondes du lointain. S’il faut pénétrer le sens profond de la citation qui précède le poème, on comprendra qu’il nous dévoile son plan de bataille à travers un allié de plume. Le temps impératif ne résonne pas sans raison dans la pensée de Jean-Claude Ibert qu’il a mis en épigraphe. Ce temps indique un besoin, une nécessité, une occasion stratégique, soit pour vaincre ou pour maîtriser quelqu’un ou quelque chose. Que peut signifier pour le poète le maxime suivant : « Il faut à l’absence un alphabet docile » ? La réponse se loge dans le premier fragment du poème Territoire d’allégeance. Soyons attentifs à chaque mot :
« nous faut-il autres chants pour menacer
le temps que refusent nos vieux secrets et rêves
d’adolescents pleins d’amour et de sons
fondus dans la folie des rues
d’hommes et de paons amusés aux pas
d’esthètes engourdis dans la foulée des vents
qui se taisaient »
Ne percevons-nous pas un élan d’un Don Quichotte moderne,
le chevalier qui lutte non pas contre le refus du temps,
mais pour régulariser les entraves de ce dernier ?
« afin de soulager la solitude de tout ce qui vient de toi
les chants d’un monde indéfinissable
de longs poèmes à publier malgré le visage silencieux du poète
et aussi malgré les oiseaux fiancés du jour accompli
malgré l’enfant qui rit et les feuilles qui sourient
les chants de mon poème qui a le sourire triste et habile
« ne faut-il pas à la vie la mort des hommes
et des anneaux oubliés
des rêves redoutés au fond d’un grand charnier
des maladresses répétées au rouet de l’anonymat
l’alphabet originel dans la complicité de chaque crépuscule
si je cherche davantage les hommes
et les femmes de chaque continent
à chaque silhouette d’ormes
jusqu’aux aisselles tristes du dormeur
c’est pour s’emparer des rêves sans os
et de tout ce que la nuit dit au matin
de tout ce qui a été déposé au fond d’un grand tiroir
dans l’insoupçonnable geste d’une étoile
accompagnée du vent »
(Territoire d’allégeance, in Le manuscrit du dégel, pp. 143-157)
Profitons de cette fenêtre ouverte sur le monde terrestre de l’auteur pour signaler plusieurs autres de ses poèmes. De fond en comble, il se sert de ses poèmes-témoins pour comptabiliser presque tout ce qui orne la surface de différents coins du monde en passant par les grands chemins (Métropoles, villes, cités, villages, cantons...), par les voies maritimes et les sillons aquatiques (Mer, océan, rivière, fleuve, étang, lac, source, chute, cours d’eau...). Il ne néglige donc aucun aspect urbain ou rural d’un territoire et de tous ses mystères.
(...) « qu’il y ait lieu d’oublier la folie abondante des hommes mes filles qui jouent du côté droit de la terre ramassent à petits pas les trois pincées réglementaires et crient TERRE
mille terres dans la transe des vagues hallucinées qui vont et viennent accompagnées de passions monstrueuses
Terres de flibustes concasseurs et concocteurs d’indécence que fréquentaient d’office nos filles les plus belles Terres sous la huppe du vent Caraïbe ramassant peines et pourboires
...j’ai pris connaissance de vos déboires sans aise
ô boucliers de l’esclavage aux jeux de la chandelle
Et j’en parlerai aux souverains des routes et des rivières »
(Archipel des Antilles, in Hautes Feuilles, à paraître)
Toujours dans le poème Archipel des Antilles, on y retrouve l’expression féconde et poétique d’un groupe d’Îles.
(...) « j’en parle déjà avec le sourire d’hébétude sans honneur ni fortune
ô îles généreuses
J’en parle au pan des murs à l’ardoise taciturne étalée au grenier
aux livres endormis qui ont soif d’étreintes à l’amer souvenir de la fiancée délaissée à la défaite ascétique de Montezuma et de Caonabo à l’amitié des insectes des fleurs et des rizières
vous venez de quelques royaumes jusqu’en terre Yoruba / du Congo au Bénin
ô étrange race soumise à la plénitude telle l’oiselle captive / tranquille mais qui a soif d’éternité
Vous venez de terres naïves qui séduisent lieux dits de brèves accolades à Gorée
Vous venez de quelques royaumes jusqu’en terre Dahomey aux épiphanies du rêve et de la démence
ô fils de misère aux rafles des poètes
je suis pour cette mosaïque de chair neuve / noire du sang de l’Afrique qui lape dégoûts et fleuves géants
peuple d’antiphonaires qui gît toujours dans la poussière comme une étoile immense en demi-pause
et sans espoirs
je suis pour cette race erratique / noire du premier des hommes primates immémoriaux qui ricanaient dans la nuit sauvage l’allogramme
fou de ce continent macabre qui dit la nuit et ses chimères
qui suffit aux mille lieues à parcourir dans la conquête mais dans la peine d’être homme du désespoir
Arawaks / Caraïbes / Taïnos / Ciboneys disparus hier dans l’océan des rêves et de la ruée vers l’or des femmes hommes et enfants blancs comme la neige et le coton qui parlaient à la terre / à l’espace de la parole courbée en simulacres d’arc-en-ciel
ô peuples Sioux / Cheyennes / Apaches et Navajos Ô peuples frères des grandes prairies habités de longues saisons totémiques qui s’en vont encore nus et naufragés / têtes d’exil et de vaincus / visages pâles et ravagés par la sécheresse et les promesses
l’esclavage a fait peau neuve au beau mitan de cette géographie d’îles des morts et de regrets »
On reconnaît à travers ce poème toute la grandiloquence épique du poète :
(...) « d’ici je bois au nom de la terre pour tous
petites et grandes Antilles habillées de l’ombre et de la déchéance
territoires des vainqueurs sans nulle posture souterraine terres de migration souveraine
terres de poèmes et de poètes en liberté avec rire et bonheur
terres de sangs mêlés qu’il me soit possible aujourd’hui d’admirer
Cuba ô grandiose créature / magnétique et divine où le bât blesse dans les veines de ceux qui aiment la liberté de chanter Fidel CASTRO
la Jamaïque aux longues tresses de montagnes désespérées / Bob MARLEY / fils né de l’anxiété et de la musique / reggae de la présence et de l’absence des térébinthes
Portorico : au filin d’un continent qui fait encore la fête à l’éternel COLOMB / victime de ses voiliers ivres de mousse et d’écumes fraîches
la Guadeloupe aux grands yeux infinis d’alcôve avec sa joie créole et ses vieilles douleurs île distante où surgit le poète PERSE comme une lampe en garde-fou
la Martinique tel un lierre grimpe / Aimé CÉSAIRE et ses vers éternels / doux clichés sur les eaux où je m’installe bilingue auprès des ondines
Trinidad : grelot de pluie / douce comme une larme d’aquarelles / muette comme un noyé et cet étang de rêves et de désirs NAÏPAUL à la tombée des regards et des monceaux de sa voix définitive
la terre envahie toujours de la mer des flots et des vagues D’abord Colomb en plein délit océanique qui défie les lois de la relativité soufflant maux aux équipages forfaitaires de l’Espagne en fête et ses inquisiteurs / bourreaux d’hier assoiffés d’or de sang et de la femme indigène
Incas / Aztèques / Toltèques / Mayas tous frères devant dieux et les hommes aux grands voiliers si fiers et triomphants de la mer et de ses vagues mortelles depuis l’Espagne / depuis Lisbonne »
Tout un bilan des complaintes du poète face à l’odieux et irresponsable génocide des « conquistadors » venus d’Europe :
(...) « finies toutes ces filles nues aux seins dorés de rocou toutes ces plages qui accueillent dans la mélasse solitaire poissons d’eau douce et un giron d’acacias à mettre aux enchères
finies toutes ces femmes accompagnées de l’enfant qui vit plein de bonheur et de promesses tous ces guerriers nus d’allégresse revenant de la chasse pleins de sourires et de baisers à partager avec la caciquesse
finies toutes ces journées précipitées de rencontres inoubliables dans la forêt des dieux Pan des hommes en transe qui retracent debout la marche à suivre de leurs conquêtes à venir
je vous plains ANTILLES à n’en plus finir avec les mots de la mémoire des flibustiers et corsaires (Cortès ou Francis Drake) partageant les terres et cette chanson anémique naviguant d’une main et détruisant de l’autre journaux intimes / hiéroglyphes et papyrus qui vous tenaient tant à cœur
toute cette érudition disparue et cette paroisse anonyme et ce gamin non identifié Et la voix de ce premier né (tue) qui fit le tour des manèges et des îles
je nomme parfois ces yeux mouillés que vous posez entre moi et la solitude unique présence avide de l’enfance infidèle à vos yeux qui écartent la nuit du meunier et qui regardent les dieux endormis / déshabillés par les nuages dans la sérénité imaginée du souffle de la mer
toutes ces caves nourries de mots et de mensonges envoyés à l’Europe / aux infantes de Castille / à la fiancée du Maure et aux nobles abbesses des Asturies
tous ces échantillons d’hommes et de femmes des îles présents dans l’océan perdu / d’équations impossibles / de bâillements infinis dans d’incessantes douleurs catalanes si tant que dure la traversée
toutes ces tueries à la tombée des coupoles de neige d’hommes des îles vierges qui pensaient à la santé des lucioles
tous ces baisers à haute voix qui ne pardonnaient pas ô temps mémorisé dans l’oubli des morts et du poème ô souvenance
je vous plains ANTILLES car je bois aujourd’hui à votre source vive de l’eau du silence et des salutations du matin amante rien que pour moi et mes yeux si petits comme des lutins pâles dans la nuit
je vous plains sans vous imaginer quelque part dans la foulée des hommes à bras ouverts des hommes debout qui ont fait la vie / qui ont défait la mort quelque part aux aguets de la rose travestie / de ma réponse à la lettre du cacique épuisé »
Lieux de création
Saint-John Kauss est une étoile scintillante de l’école de la poésie haïtienne contemporaine, une révélation. On le découvre comme un poète penseur. Authentique solitaire, indiscret, omniprésent. Son expressionnisme joue en faveur de la qualité esthétique de ses œuvres en général. Il donne l’impression d’être à la quête d’un symbolisme intégral. Ceci l’amène à une écriture scindée qui caractérise l’unité du temps de sa curiosité. C’est ainsi qu’il mesure également son unité des lieux à explorer. Sa poésie s’inspire d’un genre académique, privilège d’une immense éducation artistique. Une poésie de référence, exigeante autant pour le créateur que pour l’auditoire. L’écriture du poète se montre consciencieuse, éclatée et agit sur la dimension recto verso de la vie : le réel abstrait et le pur concret se tissent un lien indivisible. On ne décèle aucun fantaisisme dans la poésie de Saint-John Kauss. Des mises en scènes impeccables livrées complètement à l’intuition poétique. Saint-John Kauss abhorre soit l’absurdité, le fantasme à haute altitude ou une part grave de la réalité. On dirait qu’il ignore volontairement le sens des raccourcis. Au terme des détails, il nous soumet des teintes raffinées, neuves. L’univers qu’il crée est certes présent et à la fois hors du temps. C’est donc une poésie d’eau de source filtrée, distillée à souhait. Trop urbain pour être un franc poète de la nature, il en devient un fervent célébrant. Et c’est avec une exaltation débordante, une douceur cultivée, une tendresse infinie, des mots rares qu’il dépose à l’autel de la félicité. Et ce miel provenant de sa ruche vierge où le ciel en est témoin. Cependant, quand l’heure du festin de l’amère à boire résonne, son cri de détresse retentit avec autant de grâce et de rage que l’on sent alors l’odeur du fiel accumulé.
Au contact des œuvres poétiques de Saint-John Kauss, on est subjugué face à un être captif, d’une énergie qu’il libère cependant fluidement, sans entraves ; possesseur d’un œil de cyclope, à l’iris poétique supersonique, de teint ultrasensible et d’un infra- enthousiasme. Son orbite mythique contient la réserve pleine et entière, d’une part, de l’absolue horreur du monde ; d’autre part, la clairvoyance de la beauté de l’univers. La poésie de Saint-John Kauss se veut transcendante, résurrectoire, sanctifiante, pulpeuse et voluptueuse tout à la fois ; vivifiante, extravagante, imposante et aux sens subtils. Elle est propre à affranchir des ondes nostalgiques, des langueurs, de la mélancolie aux « vagues à l’âme » ou de l’allégresse.
Nous vous livrons le contenu intégral d’une lettre datée du 1er août 1979, adressée à l’auteur par un résident new-yorkais, en l’occurence monsieur Reynold Eustache : « Vos poésies me blessent comme un poignard qu’on passe et repasse sur une plaie vivante, comme une épée qu’on entre et rentre dans une blessure grave et profonde. Dans l’ensemble, je trouve votre poésie cruelle et pense que je resterai longtemps encore bouleversé par certaines images nées de votre lecture. » C’est dire que personne n’échappe à cette teneur émotive qu’est cette bouffée de sensations à la fois chatouilleuses, nerveuses et fracassantes qui distance Saint-John Kauss des ses pairs et qui caractérise son authenticité.
Saint-John Kauss maîtrise parfaitement l’art de superposer des images soigneuses, multiformes, lisses ou rugueuses projetées sur l’écran de la fertilité et du prestige. Il s’investit dans un langage apprivoisé dégageant un air mobile, jamais fixe. A tout moment, il peut surprendre, désarmer, démobiliser, dérouter le lecteur crédule. Nous vous cédons la réaction mi-émotionnelle d’un lecteur avisé, puisqu’animé d’un sens de discernement et conscient de la capacité, du potentiel et de l’habilité de l’illustre jeune poète. Fresnel Lindor ( Le Nouvelliste, 6 juin 1979) : « Ces petits chants qui jaillissent de la gorge humaine sont de véritables voluptés transparents qui nous emmènent en bateau sur une mer démontée d’ennuis, de défoulement simulé et d’espoir forgés au petit matin songeur. » Entre le proche et le lointain, Saint-John Kauss parvient de surcroît à saisir lumineusement un instant d’éternité. Il possède la dextérité d’un orfèvre qui sait entailler la matière du sentiment humain jusqu’à la phase sublime.
On y retrouve dans ses poèmes une consonance rimeuse, limpide à la cadence cristalline composée de battements purs et envoûtants. L’inspiration est engendrée d’une telle densité pouvant paralyser la pensée des prospecteurs d’un infini écho ; ceux-là même qui, pourtant, succombent en fin de compte sous le charme d’un esthétisme raffiné, délicat et distingué. Au premier degré, le lecteur ne se soucie guère s’il s’agit d’expériences fabriquées ou vécues de l’auteur. Essoufflé devant cette gigantesque embouchure verbeuse qui ne fait que le transporter de façon vertigineuse vers l’étrange combinaison sensation-impression jusqu’au délire éventuel de s’exclamer tout haut ou tout bas : « Mais ce poète est béni des dieux... Jouit-il donc de tous les généreux dons de la fontaine de Jouvence ! » Entre le concret et l’abstrait, Saint-John Kauss façonne l’insolite, l’inusité, invraisemblablement en consumant la totalité, la globalité, voire l’intégralité du champ qu’il explore.
En somme, l’écriture de Saint-John Kauss est omniprésente, tissée de la mémoire, intimement liée à ses souvenirs. Les quelques strophes sélectionnées dans LE MANUSCRIT DU DÉGEL (2006), un de ses recueils de poésie les plus denses, donneront un bref aperçu des arguments avancés ci-dessus. Il est composé de huit variations de temps et variations d’état. Cette conjugaison n’a rien de fortuit.
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Lieux de renouvellement
Dans le contexte littéraire, historique et mystique des œuvres poétiques de Saint-John Kauss, l’idée de la grâce, de la protection, de la faveur ou de la bénédiction divine ne peut être écartée. Car, être en contact avec son for intérieur peut se révéler un fidèle auxiliaire de la muse, une source de révélation inépuisable. Nous voilà plongés dans la dimension de l’imagination disciplinée. La plupart des savants savent que leur subconscient garde le souvenir de tout ce qui a existé et que le passé mort peut revivre et redevenir audible, soutient d’ailleurs le docteur Joseph Murphy. Ceci revient à dire que les penseurs appliqués s’assurent l’inspiration comme fidèle compagnon. Le Poète Saint-John Kauss, a-t-il recours à ce moyen prévisible ? Nous lui avons déjà posé cette question (Domond, Écrivain en résidence, Humanitas, 2004) afin de permettre à ses disciples de mieux le cerner. Découvrez ce qu’il avait à dire à ce sujet :
« (...) Quand on est l’Élu, on est plutôt appelé à progresser.
Q.- A propos de progression, la plupart des gens ont toujours dévalorisé tout ce qui se rapporte à la parapsychologie. Il opinent et abondent au niveau de la sorcellerie, de la magie noire. Que pensez-vous de cela ?
R. - Nous vivons dans un monde à trois dimensions, alors qu’il en existe environ onze. Se séparer des trois premières dimensions pour atteindre la quatrième ou les autres, n’est-ce pas progresser dans des mondes qui sont parallèles au nôtre. Il ne faut pas oublier, comme répétaient les Anciens Occultistes, que la Nature a horreur du vide. Mais ce vide, n’est-il pas rempli par d’autres entités que nous ne connaissons guère. Ignorer cette dimension de l’Esprit, c’est ignorer la naissance des six autres planètes et dénier toute présence relative à ces lieux. Eu égard à ces dimensions précitées, tout est question de fréquence. En changeant de fréquence, on change de dimension. La sorcellerie et la magie noire n’ont pas leur place dans ces phénomènes. »
Il est aisé à présent de réaliser la complexité du personnage et de ses œuvres. Un mince aperçu de ses lectures à ce niveau permettra d’avoir une large idée de ses auteurs référents en la matière. Citons, à titre d’exemples, Frère Basile Valentin : Les douze clefs de la philosophie, éd. de Minuit, Paris, 1956 ; Joseph T. Durkin : Alexis Carrel, savant mystique, éd. Fayard, Paris, 1969 ; R. Kanters & R. Amadou : Anthologie littéraire de l’occultisme, Seghers, Paris, 1975 ; Jean-Louis Bernard : Apollonius de Tyane et Jésus, Robert Laffont, Paris, 1977 ; André Chaleil : Les grands initiés de notre temps, éd. Sélect, Montréal, 1978 ; Fulcanelli : Le mystère des cathédrales, J.J. Pauvert, Paris, 1983 ; Jean-Louis Bernard : La science occulte égyptienne, éd. Henri Veyrier, Paris, 1987 ; Jean-Claude Filloux : L’inconscient, Coll. « Que sais-je », P.U.F. , Paris, 1988 ; Éliphas Lévi : Secrets de la magie, Robert Laffont, Paris, 2000. Le principe fondamental commun qui le lie à ses auteurs, c’est la quête de l’intelligence vivante et du principe vital, l’émancipation de l’entendement, de la perception de la vérité cachée afin d’en libérer la puissance miraculeuse.
La confession sur ses auteurs référents nous a été faite lors des douze entretiens du projet de l’ouvrage : ÉCRIVAIN EN RÉSIDENCE (Domond, 2004). Saint-John Kauss nous a également fait part de sa prédisposition envers l’écriture ainsi que de la pléiade d’écrivains qui l’intéressent. Nous ne nous contenterons pas seulement de les nommer. Nous tenons à découvrir quelles sont les valeurs ou points d’intérêts qui accrochent le poète. Au volet de la littérature haïtienne, il en compte approximativement huit. Il s’agit d’Oswald Durand, d’Etzer Vilaire, de Jean Brierre, de René Depestre, de Magloire Saint-Aude, d’Anthony Phelps, de René Philoctète et de Frankétienne.
Dans le contexte d’une étude comparative entre Saint-John Kauss et ces huit figures dominantes de la littérature haïtienne, l’idée de correspondance, d’affiliation ou de trans-inspiration ne peut être ignorée :
Oswald Durand (Rires et Pleurs, 1896) était, à sa façon, un amant de la nature. Celle-ci représentait un cadre où il pouvait épanouir ses folies et sa passion. Car de nature frivole, charnelle, Durand, « qui chante les plaisirs les moins innocents », était par contre un humaniste dans l’âme. Pour sûr, Saint-John Kauss n’a pas hérité de son sens très prononcé de la métaphore qu’Oswald Durand ne possède guère.
Face à Etzer Vilaire (Poésies Complètes, 1914-1919), c’est l’esprit du défi, de la polyvalence, de la recherche qui les unit. Leurs expériences douloureuses les accompagnent dans l’expression de leur compassion philosophique.
Quant à Jean François Brierre (Black soul, 1947 ; La nuit, 1955), le chant du nègre, l’appel aux ancêtres, le souffle de la grande poésie, sont autant de raisons qui forment la force agissante et expéditive de sa tendance poétique, et que l’on retrouve avec joie chez Saint-John Kauss.
Avec René Depestre (Gerbe de sang, 1946 ; Poète à Cuba, 1976), le chant de l’exilé, la fuite dans la voix indiscrète, le pouvoir des mots de la Révolution, sont les paramètres à aborder pour atteindre le lieu de la comparaison entre ces deux auteurs.
On confond souvent Magloire Saint-Aude (Dialogue de mes lampes, 1941) avec la poésie du silence, la privation et l’elliptique dans les mots, le bref et le raccourci dans son langage d’esthète. Des fois, cette même qualité poétique fait surface chez Saint-John Kauss pour, ensuite, donner libre cours à la grandiloquence, à la densité ou à la précipitation des mots.
Plus près d’Anthony Phelps (Mon pays que voici, 1968) et de René Philoctète (Ces îles qui marchent, 1969), l’exil dans la migrance du cœur, l’espérance dans le souvenir de la terre d’Haïti, le multiple dans la totalité des mots neufs, l’inscription commune d’une même empreinte à la nostalgie et à la mélancolie de leur sentiment d’appartenance, sont autant de correspondances qui lient Saint-John Kauss à ses deux aînés.
Et sans Frankétienne, l’hyperréalisme n’existerait pas dans la littérature haïtienne (Ultravocal, 1972). Mais Franck Étienne, dans ses débuts, évoquait plutôt une poésie du Parnasse. Ces deux volets de l’Oeuvre rencontrent l’idée de la surpluréalité chez Kauss.
Nombreux sont aussi les liens d’affinité qui unissent le poète Saint-John Kauss à la littérature universelle. Ce n’est pas sans raison que, déjà à ses débuts, avec Chants d’homme pour les nuits d’ombre (1979), Harry Duvalsaint, jeune critique influent de l’époque, opinait ainsi à son sujet : « La poésie de Saint-John Kauss est à la Jeune poésie haïtienne ce que Mallarmé a été à la Jeune poésie française. » (Inter Jeunes, vol. 2, no. 4). Autre que le langage qui rapproche les deux créateurs (Mallarmé / Kauss), il y a l’élan de la transcendance poétique, la présence d’une certaine conscience et l’idée de la réalité secrète. Tous ces aspects se retrouvent au service de leur poésie respective.
Au sillage de ces pistes de recherches comparatives, certains points d’intérêts sont à noter. Une fouille minutieuse de la revue POÉSIE 1 révèle dix poètes de la nature. Or nous avions argumenté plus haut que le poète étudié et impliqué, Saint-John Kauss, favorise une dialectique beaucoup trop urbaine pour être compté parmi les poètes de la nature. Bien que le raisonnement demeure valable, il nous arrive de dévier quelque peu cette affirmation à la lumière des nouveaux éléments convaincants avancés par d’autres auteurs. André Miguel, dans la présentation de POÉSIE 1 (Dix poètes de l’œil sauvage), témoigne :
« Chacun des dix poètes que nous avons réunis en ce volume exerce un regard qui a une prédilection pour les formes de la nature aérienne, végétale, minérale, animale. Il aime saisir les contrastes du ciel et de la terre, les mille détails d’un paysage ou d’un objet.
La nature a le privilège d’être à la fois origine et présence, réservoir immense de symboles et de mythes et espace toujours renouvelé de configurations, de galbes, de matières, de couleurs et de leurs rapports toujours à découvrir. La nature terrestre est par essence le foisonnement de l’infini, du multiple, du perpétuel. Elle est l’imprévu, le fascinant, l’harmonieux et le monstrueux, le serein et le dionysiaque, la douceur et l’horreur, la simplicité plastique et le grouillement prodigieux, la naissance de la vie et le vertige de la mort.
Ces oppositions tranchées, ces contradictions terribles de la nature, nous les retrouvons en ces dix poètes qui nous montrent tantôt la fraîcheur, l’innocence, la grâce formelle, la communion transparente, et tantôt la cruauté agressive ou le tumulte élémentaire. »
(Extraits de BIENFAITS DE LA CHOSE ÉCRITE,étude critique sur l’œuvre poétique de Saint-John Kauss, à paraître)
Références bibliographiques
DAMOUR Alix et KAUSS Saint-John : Pour une nouvelle littérature : Le manifeste du surpluréalisme, in Brèves Littéraires, Laval (Québec), hiver 1992 ; in Les Saisons Littéraires, Montréal, no. 2, printemps 1995 ; in Haïti en Marche, Miami, vol. IX, no. 19, 21 juin 1995 ; in Présence, Montréal, vol. 1, no. 4, septembre 1997 ; Pour une nouvelle littérature : Le manifeste du surpluréalisme (2e partie), in Présence, Montréal, vol. 2, no. 10, mars 1998 ; Pour une nouvelle littérature : Le manifeste du surpluréalisme (3e partie), in Présence des Îles, Montréal, vol. A, 102, 29 avril - 5 mai 1998 ; Pour une nouvelle littérature : Le manifeste du surpluréalisme (texte intégral), in Le Matin, Port-au-Prince, 1987 (sic) ; in Présence, Montréal, vol. V, no. 2015, décembre 2001, pp. 4-7.
KAUSS Saint-John et DAMOUR Alix : Questions littéraires : Le surpluréalisme (premier manifeste), in Le Petit Samedi Soir, Port-au-Prince, no. 332, 1980 ; in Écriture Française dans le monde, Sherbrooke (Québec), vol 3, no. 1, 1981 ; in Prestige, Montréal, vol. 1, no. 1, janvier-février 1994.
KAUSS Saint-John : Portrait du surpluréalisme, in Le Nouveau Monde, Port-au-Prince, 22 octobre 1985 ; Hors du soleil, la débauche identitaire - près du tunnel, l’épopée du poème, in Libération, Port-au-Prince, no. 31, mars 1989 ; A propos du surréalisme et du surpluréalisme, deux mouvements d’humanité, in Symposium André Breton, New York, 29 mars 1996 ; Les avatars de la poésie moderne, in Espaces de la parole, Drummondville (Québec), vol. 2, no. 4, octobre-novembre-décembre 1996 ; L’invasion surréaliste en Haïti, in Haïti en Marche, Miami, vol. X, no. 6, 20 mars 1996 ; in Le lien, Montréal, vol. 6, no. 2, avril 1997 ; L’écriture est un désir, in Espaces de la parole, Drummondville (Québec), vol. 3, no. 2, avril- mai-juin 1997 ; Multiplicité de l’artiste, in Haïti en Marche, Miami, vol. X, no. 30, 4 septembre 1996 ; in Espaces de la parole, Drummondville, vol. IV, no. 2, été 1998 ; Le spiralisme de Frankétienne, in Présence, Montréal, vol. IV, no. 2002, décembre 2000.
KAUSS Saint-John : Chants d’homme pour les nuits d’ombre, éd. Choucoune, Port-au-Prince, 1979 ; Autopsie du jour, Choucoune, Port-au-Prince, 1979 ; Pages fragiles, éd. Humanitas-Nouvelle Optique, Montréal, 1991 ; Testamentaire, Humanitas-Nouvelle Optique, Montréal, 1993 ; Territoires, Humanitas, Montréal, 1995 ; Territoire de l’enfance, Humanitas, 1996 ; Le livre d’Orphée, éd. Présence, Montréal, 1998 ; Paroles d’homme libre, Humanitas, Montréal, 2005 ; Le manuscrit du dégel, Humanitas, 2006.