Les Saintes de l’ombre
Tout se passa dans le milieu haïtien comme si nos femmes n’ont pas le droit d’écrire, d’exprimer leur amour aussi bien que leurs multiples déceptions face à l’homme haïtien. Nombreuses sont les poétesses haïtiennes qui ont été “pétries” à la fleur de l’âge par un mariage d’amour ou de raison, que ce soit en Haïti ou dans la diaspora. Leur “défaite” explique d’ailleurs le maintien du pouvoir de persuasion par le mâle haïtien, et, à ce propos, l’écrivain Graf Dürckheim écrit : “Le féminin est souvent condamné, non seulement chez l’homme mais aussi chez la femme, à un destin fantôme. Son énergie refoulée prend alors une place importante parmi les forces d’ombre de notre temps, celles qui bloquent le chemin de l’Etre essentiel. L’éveil à la vie initiatique contribuera très probablement à rendre au féminin sa place dans la synthèse intégrale de la vie. Pour accéder librement à l’initiation, il faut que soient dégagées les forces émancipatrices du féminin.” Effectivement, il en est de même pour la poésie qui exige autant d’énergie que de volonté dégagées pour accéder à l’Etre poétique et devenir le poète qu’il faut avec toutes les qualités inhérentes à un disciple d’Orphée. L’écrivaine haïtienne, cette énergie refoulée, s’accorde à vouloir tout abandonner dans le but unique de se consacrer à son mariage et à la famille. Les plus récalcitrantes, en l’occurrence les poétesses Virginie Sampeur et Ida Faubert, les romancières Marie Chauvet et Nadine Magloire, peuvent se retrouver seules abandonnées, condamnées à écrire pendant longtemps ou à devenir une femme de “société” comme Edith Piaf et tant d’autres.
Anacaona, la reine poétesse
C’est Montaigne qui disait que “philosopher, c’est apprendre à mourir”. Dans le contexte haïtien de l’écriture, on peut, sans risque de se tromper, constater que le fait d’écrire recèle l’inimaginable idée de la mort de l’écriture comme constitutive de la pensée et complément à la vie. Anacaona avait-elle raison de ne rien laisser à la postérité même sous la transparence de multiples hiéroglyphes, comme ce fut le cas des Égyptiens ? L’histoire rapporte, par contre, qu’elle fut une grande poétesse qui composait sans relâche de poétiques Areytos, même avant l’arrivée des premiers colons espagnols dans l’île. La vie de cette reine indo-haïtienne animée d’un “esprit à la fois dilettante et enthousiaste, débordant de rêve et de poésie”, a été retracée par plusieurs écrivains de génération différente dont Emile Marcelin et Jean Métellus.
“La jolie songeuse, poétesse et souveraine, (...), imprime un léger balancement à son hamac, originale invention de l’indolence indienne... Sa gracieuse attitude de nonchalance et de rêverie rompue, des jeunes filles, formant son habituel cortège, l’entourent, et, de leurs voix joyeuses, chantent une chanson aux paroles colorées, évoquant le charme pittoresque des sites montagneux. Elles tournent sur elles-mêmes, dans une danse molle, aux mesures régulières. Étrange et charmant spectacle, que celui de ces danseuses marquant le rythme de leur musique vocale par des mouvements harmonieux des pieds, des hanches, la tête couronnée de rouges fleurs, exposant exquisement leurs corps sans voiles !”
(E. Marcelin, La Reine Anacaona)
Anacaona, la reine-poétesse était belle. Elle n’avait des yeux que pour celui qui gouvernait le Maguana : Caonabo, l’intrépide. Elle était aussi attachée à la terre des ancêtres et aux dieux. Aucun présage ne lui échappait, car elle consultait les oracles au moindre pressentiment et signe d’inquiétude. Anacaona, comme toutes les indiennes d’Ayiti de l’époque, était païenne. Écoutons-la implorer les anciens dieux d’Ayiti-Quisqueya-Bohio :
“Vous faites, ô Tzémès, le soleil, la lune et les étoiles d’or, la foudre et l’orage, l’air qui nous fait vivre et qui fait palpiter nos coeurs d’enthousiasme.
Vous faites le Destin...
Vous êtes, ô Tzémès, en tout et partout.
Vous êtes le parfum dans la fleur, le rythme dans nos areytos.
C’est vous qui faites naître, vous qui faites mourir.
Nous avons, ô Tzémès, la plus grande idée de votre puissance, de votre
grandeur, des rêves qui se déroulent dans l’infini de vos pensées...
Nous venons, ô Tzémès, vous offrir nos coeurs chargés d’inquiétudes.
L’épouvante d’un présage nous fait souffrir, et l’avenir d’Haïti semble menacé d’un péril qui nous fera rouler vers le désespoir et la folie.
Protégez-nous, ô Tzémès, sauvez-nous. ”
(E. Marcelin, La Reine Anacaona)
Cette imploration aux dieux de la reine Anacaona date de l’ère précolombienne. On aurait dit, en substituant le mot Tzémès par celui de “loas ou mystères”, l’invocation d’un patriote d’aujourd’hui face au grand mal d’Haïti. L’assassinat de notre première poétesse par les méchants Espagnols venus d’ailleurs l’a, malgré eux, élevée à la véritable gloire, celle “qui est immortelle et que couronne le martyre”.
Au nom de la Poésie (1860-1950)
Étrange fut l’évolution de la poésie des femmes depuis Anacaona. Une seule a échappé au mutisme féminin depuis la colonie. Nous citons Virginie Sampeur (1839-1919), première épouse d’Oswald Durand (1840-1906), le bohème. Son abandon par Durand aura permis à la littérature haïtienne de gagner en écriture grâce à un troublant et douloureux poème publié par la poétesse intitulé L’abandonnée. Ce premier poème écrit par une haïtienne laissait déjà présager l’avenir de nos futures femmes de lettres. Première poétesse connue après la reine Anacaona, Virginie Sampeur a le mérite d’avoir ouvert la voie à la poésie féminine écrite d’Haïti. Son amour pour Durand, le “tombeur de ces dames”, fait, malgré elle, l’éloge de la masculinité dans un pays où déjà le mâle profite, à ras le sol, de chaque moment accordé par la femelle aimée. Virginie Sampeur n’a publié aucune plaquette de poésie, sinon quelques poèmes éparpillés dans les revues et journaux de l’époque, ainsi que quelques nouvelles publiées en feuilleton .
“ Ah ! si vous étiez mort ! De mon âme meurtrie
Je ferais une tombe où , retraite chérie ,
Mes larmes couleraient lentement , sans remords
( ... )
Ah ! si vous étiez mort , votre éternel silence ,
Moins âpre qu’en ce jour , aurait son éloquence ,
Car ce ne serait plus le cruel abandon
( ... )
Mais vous n’êtes pas mort ! ô douleur sans mesure !
Regret qui fait jaillir le sang de ma blessure !
( ... )
Ingrat ! vous vivez donc quand tout me dit vengeance !
Mais je n’écoute pas ! A défaut d’espérance ,
Le passé par instants revient , me berce encore...
(... )
”
( L’abandonnée )
Le destin de nos femmes de lettres n’est pas sans rappeler celui de toutes les femmes de tous les continents. Mais il va sans dire que quelques-unes d’entre elles ont bien voulu transgresser l’ordre établi, et c’est justement grâce à une de ces rebelles, Ida Faubert (1882-1969), que la poésie haïtienne au féminin a eu ses lettres de noblesse. Madeleine Gardiner, dans une magistrale étude consacrée à la vie et l’œuvre de la poétesse ( Sonate pour Ida, 1984 ), souligna qu’elle fut “parente par le cœur et par l’esprit de Marceline Desbordes-Valmore, d’Anna de Nouailles, de Marie Noël, de Lucie Delarue-Mardrus, d’Amélie Murat, de Louisa Paulu, de Claire Goll”. Son amour de la poésie, de la nature, ses folles et nombreuses aventures amoureuses, sa hantise de la mort, la conduisit à la plus haute espérance de l’être : posséder le don de dire son amour et sa détresse à travers la poésie. Notre Léon Laleau admirait le corps et l’esprit d’Ida Fine Faubert. Car elle était belle et raffinée, riche, cultivée et séduisante. Elle avait tout pour “fuir” la Poésie, vivre sans nul regret, à Paris, des merveilleuses nuits aux Champs-Elysées, des journées trépidantes au Quartier Latin, autant des nombreuses conférences et apparitions en public des grands écrivains de l’époque. Ida Fine Faubert était bourgeoise qui aimait la vie haute de délices, les fleurs et la botanique tropicale. Son recueil intitulé Cœur des îles (1939) ainsi que ses contes des Tropiques (Sous le ciel Caraïbe, 1959), hautes vestiges d’un cœur amoureux des Antilles, traduisent d’ailleurs l’immensité de ses attaches à la terre de nos ancêtres. Fille du Président Lysius Félicité Salomon (1879-1888), Ida, la poétesse, trouva toujours les mots justes pour écrire. Son poème Jacqueline, dédié à sa fille morte en bas âge, est d’une métrique d’une rare aisance et d’une sensibilité à fleur de peau. Les complaintes de la poétesse, de la mère, y trouvent assez d’accent mélancolique d’où Ida n’émergera que pour écrire, à trente ans, des vers célèbres comme :
“Qu’on parle tout bas ; la petite est morte .
Ses jolis yeux clairs sont clos pour jamais ;
Et voici déjà des fleurs qu’on apporte...
Je ne verrai plus l’enfant que j’aimais.
............................................
Je ne verrai plus ton joli sourire,
Jamais tes regards ne me chercheront,
Tes petites mains qu’on croirait de cire
Jamais, plus jamais ne me toucheront. ”
(Pour Jacqueline, Cœur des îles)
D’autres vers d’Ida, d’une sensualité et d’une simplicité contenue, relatent avec aisance également la tristesse et la mélancolie de l’amour chez la poétesse qui y “laisse passer ses inquiétudes, ses espérances” dans une poésie “subjective, personnelle où le cœur parle au coeur”. Il n’est que de savourer les vers suivants de notre Ida nationale :
“ Je t’aime d’avoir eu pitié de mon délire,
Et d’avoir, avec moi, souffert de mes douleurs ;
Je t’aime d’avoir su les mots qu’il fallait
Et d’avoir tendrement baisé mes yeux en pleurs.
”
(Ouverture, Cœur des îles)
“Je me ferai pour toi très douce et très aimante,
Pour que vienne l’oubli des mauvais jours d’antan
Et tu ne sauras plus que la vie est méchante,
Qu’elle meurtrit le cœur et que l’on souffre tant.
Pour toi, je deviendrai l’enfant docile et sage,
Qui rêve de chansons, d’amour et de beauté,
Et qui baise parfois, une fleur au passage,
Pour sentir sur sa lèvre un frisson de l’été .
Je t’ouvrirai mon cœur que le soleil inonde,
Tu connaîtras mon âme et ses désirs ardents,
Et tu ne sauras rien de la vie et du monde
Sinon que je t’adore et que c’est le printemps ! ”
(Douceur, Cœur des îles)
Si Ida Faubert, à l’instar de Georges Sylvain et Léon Laleau , pratiquait de la poésie d’une facture aristocratique, mais dans ses “contes et légendes”, Sous le ciel Caraïbe, la poétesse n’avait certainement pas négligé de chanter la richesse du terroir, les mille et une couleurs de la nature haïtienne, la magie des régions tropicales. Ses “contes”, écrivit Madeleine Gardiner, sont “enracinés dans son hérédité : les coutumes, les superstitions, le merveilleux haïtien y sont rendus avec une fidélité étonnante et un sens remarquable du fantastique. Ils affirment la parfaite indigénéité de celle que, pour des raisons inconnues, on a si peu mise en valeur dans notre littérature. ” Ida Fine Faubert, à l’instar de la reine Anacaona, était d’une grande beauté et d’un talent remarquable. Traumatisée toute sa vie par la mort de sa fille tant aimée Jacqueline de même que par les multiples événements qui ont jalonné la carrière politique de son père et, par ricochet, entouré son enfance ; secouée par ses divorces et les amours malheureuses qu’elle a vécues, maîtresse suppliante et dépendante de l’amour de ses amants ; partagée entre deux peuples et deux nations, Ida Faubert restera malgré tout, à notre avis, la grande dame des lettres haïtiennes et , selon Léon Laleau, la “Princesse des Lettres”, la Princesse de nos lettres.
Après les poétesses Virginie Sampeur et Ida Fine Faubert, les lettres haïtiennes auront gagné surtout en quantité avec cette génération de femmes cultivées qui se réunissaient autour de la revue La Voix des Femmes, organe de La Ligue Féminine d’Action Sociale. Les meilleures poétesses des années 40-50 y ont collaboré. Citons parmi elles : Cléante Desgraves Valcin ( 1891 - ? ), Mme Colbert St-Cyr ( 1899 - ? ), Emmelyne Carriès-Lemaire ( 1899-1980 ), Jacqueline Wiener ( ? - 1976 ) , Marie-Thérèse Colimon ( 1918 - 1997 ). Il faudrait encore rattacher à cette génération les poétesses Hélène Morpeau et Célie Diaquoi-Deslandes, sœur aînée de Louis Diaquoi qui fut co-fondateur de l’école historico-culturelle des GRIOTS. Célie Diaquoi-Deslandes a publié fort tard, en 1963, son premier recueil de poèmes.
La poésie des femmes en marche ( 1950 -1980 )
Neuf à dix écrivaines haïtiennes, en l’occurrence Célie Diaquoi-Deslandes, Marie-Thérèse Colimon-Hall, Mona Guerin-Rouzier, Janine Tavernier-Louis, Jacqueline Beaugé-Rosier, Rose-Marie Perrier, Michaelle Lafontant-Médard , Marie-Ange Jolicoeur, Marie-Claire Walker , Marie-Soeurette Mathieu , formeront , pour ainsi dire, l’ossature de la nouvelle poésie féminine (1950-1980) . Cette seconde période, plus riche en poétesse que la précédente, viendra surtout marquer la première étape de la modernité en ce qui a trait à la poésie haïtienne au féminin.
Célie Diaquoi-Deslandes (1907- ?) est l’une des plus talentueuses poétesses de cette génération (1950-1980). Pourtant, femme de bureau virevoltant dans l’administration publique port-au-princienne, elle ne saurait aimer les fleurs et les paquebots sur la mer. Le critique Christophe Charles avait raison de faire remarquer que « Célie Diaquoi-Deslandes est une méconnue. Elle mérite d’occuper l’une des toutes premières places dans la poésie féminine haïtienne. » Car à la suite d’Ida Faubert, la “ grande ” poésie semblait renaître sous sa plume après de multiples péripéties tant au niveau de la perfection formelle que de la maîtrise de l’expression. Ses poèmes, empreints de nostalgie du pays natal, Gonaïves, s’expriment dans une simplicité où la fraîcheur des chuchotements fait appel à la communion des sources.
“ Cet étrange parfum que j’ai cherché
comme une folle
le voilà fleuri en mon cœur
J’en fais un nid
et je te l’offre
Fraîcheur campée dans l’innocence des sources...”
(Sans partage, Crépuscule aux cils d’or)
Marie-Thérèse Colimon-Hall ( 1918 - 1997 ), professeur de carrière, qui a publié, à l’instar d’Ida Fine Faubert, des essais poétiques et des contes, produira également des drames historiques et religieux, ainsi qu’un roman, Fils de misère ( 1974 ), qui remporta le prix France-Haïti . Son poème célèbre, Mon pays, publié en 1953 dans La voix des Femmes, avait été faussement attribué à l’un des plus grands poètes haïtiens, Jean Brierre. Digne fut le fait de cette incartade littéraire qui fera d’elle la cible de plus d’une. Connue surtout comme conteuse et dramaturge, elle possède par contre toute la flamme d’une grande poétesse.
“ S’il me fallait , au monde , présenter mon pays
Je dirais la beauté , la douceur et la grâce
De ses matins chantants de ses soirs glorieux
Je dirais son ciel pur , je dirais son air doux
( ... )
Et les soleils plongeant dans des mers de turquoise
Je dirais , torches rouges tendues au firmament ,
La beauté fulgurante des flamboyants ardents ,
Et ce bleu , et ce vert , si doré , si limpide
Qu’on voudrait dans ses bras serrer le paysage .
Je dirais le madras de la femme en bleu
Qui descend le sentier son panier sur la tête
L’onduleux balancement des ses hanches robustes
Et la mélodie grave des hommes dans les champs
( ... ) ”
( Mon pays , Mon cahier d’écritures )
Avec Mona Guérin-Rouzier ( 1934 - ), institutrice et femme de théâtre, la poésie féminine n’a certes pas bougé d’un pouce. Toujours, Sur les vieux thèmes (1958) de l’amour bafoué, les complaintes d’un cœur délaissé, de la solitude, et les vers s’enveloppent d’une atmosphère de tendresse :
« Lorsque tu voudras bien déposer ce journal,
Et glisser ton regard vers le mien qui te guette,
Tu sauras que mon cœur amoureux et loyal
Est demeuré pareil au jour de sa conquête. »
(Soirée près de la lampe)
Dramaturge reconnu, Mona Guérin n’a publié qu’un seul recueil de poèmes.
Janine Tavernier-Louis (1935- ), l’intellectuelle, la poétesse aux accents indigénistes modernes, celle qui conçoit que « nous vivons tant de vies en une », qu’il fut « un temps où (elle) pensait qu’aimer était échanger le galbe parfait d’un sein contre le fini d’une musculature. (Elle a) appris, depuis, qu’aimer c’est animer (...) ce qui se disait mort : une musculature ou un sein. » En d’autres mots, la poétesse ne croit plus à l’amour des hommes. Fille des dieux et de la poésie, Janine Tavernier est le reflet même de la femme sensuelle, mais parée du désespoir comparable à celui d’une Virginie Sampeur (L’abandonnée). A lire son long poème intitulé Sur mon plus petit doigt ( 1962 ), l’on y sent le désespoir d’être laissée, d’être seule déjà abandonnée par l’être aimé :
“ Non reste
ne t’en va pas
......................
Seule
Je suis seule déjà
......................
J’ai porté triomphante ma moisson merveilleuse
mais les lauriers qui meurent ont une autre senteur
la senteur désespérée des adieux sans recours
il s’y mêle tant d’âpreté tant de douceur
que je n’ai pas remplacé mes pauvres fleurs fanées. ”
Par contre, son émouvant poème, Causerie Paysanne (1966), qui est d’un humanisme redouté, rappelle les grands élans de l’Indigénisme haïtien et de la Négritude africaine. La poétesse, d’autre part, n’a pas pu résister, elle aussi, à la Révolution :
« Comme tout un chacun, j’ai fait la révolution à coups de formules, de théories, de rhétoriques. J’ai compris, depuis, que la révolution et nous, c’est le rapport entre la pierre jetée dans le lac et ses ronds concentriques. Il s’agit de tendre la main - reach out - , atteindre pour aider, élargir notre sphère, multiplier nos ronds, dilater nos coeurs à la mesure de la planète. Quel rôle plus noble assigner à l’œuvre. »
(Naïma, fille des dieux)
Janine Tavernier-Louis fut très proche du groupe culturel Haïti Littéraire (voir la revue Rond Point, no. 12 ). L’écrivain et critique Ghislain Gouraigedisait, avec raison d’ailleurs , qu’elle « prolonge la veine d’Anna de Nouailles et d’Ida Faubert et s’attribue une place prépondérante dans la jeune poésie en soulignant les prestiges et les ressources de la chair. »
Jacqueline Beaugé-Rosier (1932- ), institutrice et poétesse de talent à ses heures, celle par qui le scandale arrive, publia en 1992 D’or vif et de pain, excellent recueil de poésie où la nostalgie du pays natal se trouve exprimé discrètement dans un élan d’humanisme coloré. Ses deux premiers recueils de vers, Climats en marche (1962) publié dans la Collection Haïti Littéraire et A vol d’ombre (1967) publié sous l’étiquette d’Hounguénikon, deux groupes opposés, témoigne de l’instabilité de notre poétesse. Tout à la fois amour, épanchement, quête de l’humain , sa poésie, selon Silvio F. Baridon et Raymond Philoctète, « livre une âme sensible et déchirée qui se libère par l’extériorisation. »
« Les rues du silence ont fermé mes lèvres
Et je n’ai plus ce soir que tes yeux de lumière
Pour enfermer mon ombre
Les rues du silence ont rompu mon désir
Et je n’ai plus ce soir dans l’espace tranquille
Où dialoguent nos coeurs
Que l’immense désert de ton absence. »
(A vol d’ombre)
Michaelle Lafontant ( 1949 - ) , qui est la femme de Rassoul Labuchin ( Yves Médard ), a publié son premier recueil de vers à quinze ans : Brumes de printemps ( 1964 ). Études de lettres à l’École Normale Supérieure, elle a aussi fait paraître, en 1967, Pour que renaisse ma Quisqueya, recueil de poèmes d’un humanisme provoquant à la manière d’Eluard et d’Aragon. L’idéal de la poétesse fait alors corps et rejoint tous les « damnés de la terre. » Ce ne sont plus des vers d’écolière ou d’adolescente retrouvés dans Brumes de printemps. La poétesse a grandi et veut contribuer à la lutte de l’Homme. La poésie de Michaelle Lafontant, c’est l’élan passionné d’un cœur sentinelle de l’amour, c’est l’emblème de l’union de tous les cœurs au rendez-vous de l’espoir.
“ Notre amour ce géant qui défie les tempêtes
Notre amour ce joyau tissé de tant de luttes
Notre amour ce grand rêve cette grande folie
A besoin pour survivre que le jour soit plus pur ”
( Notre amour , Pour que renaisse ma Quisqueya )
Michaelle Lafontant-Médard, depuis la parution en 1971 de “ Le Ficus ” ( en collaboration avec son mari ), ne publie plus de poésie. Serait-ce le lot de nos meilleures poétesses ?
On ne saura jamais si Marie-Ange Jolicoeur (1947-1976), à vingt-neuf ans d’âge, avait projeté d’écrire d’autres recueils de poésie ou de se lancer dans des projets philosophiques (romans, essais) puisqu’elle s’était établie en France (Lille) afin d’étudier justement cette discipline. Quelle perte que la disparition de cette femme à la fleur de l’âge ! Poétesse d’une simplicité désarmante, minimaliste du quotidien, le poème chez Marie-Ange Jolicoeur est un conte sans devinette. Une poésie faite de nuances et de mélancolie, écrivirent Silvio F. Baridon et Raymond Philoctète, pleine de simplicité et de pureté (...).
« Qu’est-ce que l’importance
homme debout
sur la tranchée des âges
Qu’est-ce que mort
qu’est-ce que vie
sinon le cri
la limite
le silence
l’absurde ! »
( Vertige )
Marie-Claire Walker ( 1937 - ), arrière-petite fille d’Oswald Durand, a publié en 1977, à Paris, un recueil de vers au titre bien significatif : Poèmes. Le critique Christophe Charles trouve que “ Jolicoeur et Walker ont en commun le goût de l’exotisme, l’attente dans la solitude, la mélancolie, les douces nostalgies et la musicalité de leurs vers préservés de la violence idéologique et revendicative. ( ... ). Elle rejoint encore Jolicoeur dans les thèmes du vent, de la neige, de l’île... ” :
“ J’ai cette île dans le cœur
Je suis chaude comme sa terre
Vivante comme son soleil
Profonde comme sa mer .”
( L’île, Poèmes )
Mais une plus grande assurance , une plus forte maîtrise de l’expression ( du dire ) semble accompagner Marie-Ange Jolicoeur :
“ Douce , douce chanson
Croches , doubles croches
Aux parapets des ponts ”
( Grisaille , Poèmes )
“ Sur les pianos éteints
Quatre croches de silence
Pour la romance en deuil ”
( Oiseaux de mémoire , p. 35 )
même dans la répétition des mots dans les vers et des vers dans le poème, rythme impair que l’on doit surtout à Magloire Saint-Aude . Marie-Claire Walker et Marie-Ange Jolicoeur sont les deux meilleures poétesses haïtiennes des années 70 .
Marie-Soeurette Mathieu (1949- ), qui a publié dès 1971 Lueurs et tout récemment en 1997 Ardémée, parle, à l’instar de ses consœurs poétesses, d’amour absent chez l’être aimé, de solitude et d’absence, au pire aller d’abandon et d’oubli des doux moments d’ivresse passés ensemble. Tout laisse à croire que le mâle haïtien, sans risque de se tromper, n’encourage point cette forme de dépendance de la femme de chez nous. Car les écrivaines qui ont progressé sont toujours celles qui ont été libérées de leur mariage, en un mot divorcées, aussi bien que celles qui sont encore encouragées par leur conjoint. Marie-Soeurette Mathieu fait partie de cette première catégorie de femmes qui réclament la liberté, et par ricochet, la liberté par l’écriture.
« Tu éveilles en moi des souvenirs confus
De lointains souvenirs qui savent
ce que je fus
Que longtemps j’ai joué dans la poussière
Ignorant le chagrin, ignorant la misère
A l’ombre de tes branches j’ai connu
le bonheur
J’ai connu vraiment des moments
de douceur. »
(Dédicace, Lueurs et Quinze poèmes d’éveil)
« Tunnel de larmes
Qui mène au pays du vide
Nostalgie sans lendemain
Qui balance au pôle du regard
Conduis mes lunes au logis fertile
de LIBERTE... »
(Invitation, Lueurs et Quinze poèmes d’éveil)
Les poétesses de l’heure ( 1980 à nos jours )
Elles sont au moins une douzaine à publier, depuis 1980, soit en Haïti ou dans la diaspora, surtout de la poésie. Elles ont pour nom : Marie-Marcelle Ferjuste, Marie-Laurette Destin, Marie-Claude Guichard, Mercédes Foucard Guignard, Margareth Lizaire, Ludmilla Joseph, Liliane Dartiguenave, Antonine Renaud, Marie-Alice Théard, Marlène Apollon, Marie-Célie Agnant, Farah-Martine Lhérisson, Mozart F. Longuefosse, Carmelle Saint-Gérard Lopez, Marie Flore Domond, etc. Elles n’ont pas toutes le même talent , mais une volonté certes similaire de « ramasser » les acquis antérieurs . Quatre à cinq d’entre elles ont déjà bonne presse littéraire et continuent de produire, soit dans le domaine de l’essai ou de la poésie.
Prenons par exemple Marie-Marcelle Ferjuste, auteur de Le premier jet ( 1978 ), qui ne publie plus, mais qui était considérée au début des années ’80 comme l’une des valeurs les plus sûres de cette littérature féminine. Avec elle, la poésie engagée, du coté féminin, avait franchi un nouveau cap, le cap de bonne espérance et du communisme international . Marie-Marcelle Ferjuste, nommé à juste titre la “ Depestre ” des années 80, nous a déçus. Son silence et ses métamorphoses nous laissent croire que la littérature peut changer le monde, non pas les hommes.
Mercédes Foucard Guignard , la seule poétesse d’expression créole ( Majodyòl , 1981 ) , multiplie, de par ses écrits ( poésie , théâtre , contes , essais ) , les efforts afin de remettre à jour les « racines » de notre folklore . La légende des loas, les contes du pays de “ Ti Toma ” sont tour à tour étudiés, racontés par la poétesse. Mercédes F. Guignard semble avoir abandonné la poésie au profit de l’essai et des contes. Ses nombreuses publications dans ces deux domaines de l’écriture nous poussent à craindre aujourd’hui le pire. Et pourtant, le genre poétique semblait lui aller à merveille.
Farah-Martine Lhérisson (1970- ), la plus jeune des poétesses actuelles, nous rappelle cette entrée “ tapageuse ” de Marie-Marcelle Ferjuste sur la scène littéraire à la fin des années 70. Mais contrairement à cette dernière, son recueil Itinéraire zéro (1995) est un rappel de la poésie du silence. Le “ degré zéro de l’écriture ” semble y trouver son compte à tous les niveaux. Le critique Marc Exavier signalait que “ dans la texture des plus beaux vers fourmillent des sanglots qui écorchent le rêve ”. Nous dit à son tour la poétesse :
“Mon histoire volée
parfum d’ananas
accroupie
au bord de la seine ”
“ La rue ouvre les jambes
libre cour à la vie
les miennes la sève ”
( Itinéraire zéro )
La poésie de Farah-Martine Lhérisson est d’un automatisme rempli de souvenirs, de rêves et de fleurs à tête d’hirondelle.
Carmelle Saint-Gérard Lopez, l’une des poétesses les plus engagées de cette dernière décennie, a publié en 1996 Crayons de Pastel. Titre très simple qui ne laisse présager aucune prétention. Effectivement, dans une poésie très légère, la poétesse dénonce le “ discours délirant de poète inconnu ”, se confie à Dieu, Allah ou Jéhovah, efface de la nuit la démence que tout fuit. Cette poésie, qui est assez proche de celles de Marlène Apollon ( Cris de Colère - Chants d’espoir, 1992 ) et de Marie-Célie Agnant ( Balafres, 1994 ), privilégie l’inspiration aux dépens de la stylisation. L’amour et l’engagement social ou politique constituent les thèmes principaux de ces trois recueils. Et enfin, avec la poétesse et journaliste Marie Flore Domond, tout a été repris et dit d’une façon singulière sous les auspices de la mémoire et de la grande poésie (Perle noire, 2006). Écoutons-la parler de son art poétique et de l’écriture dans un texte qui me fut expédié et intitulé « Quand la Muse se dévoile... » :
« Si mes analyses paraissent purement cérébrales, cependant, au service de l’écriture poétique ou autres activités littéraires, c’est ma grande sensibilité qui fait surface : ces ultra fibres émotionnelles et audacieuses qui ne se lassent jamais de prêter main forte à mes pensées fertiles soumises à l’écriture. Je crois que la photographie emprunte les mêmes démarches que l’écriture. Elles se plient presque aux mêmes exigences. L’expression expérimentale des clichés est le trajet du photographe qui agit comme un impénitent pèlerin traquant et captant ses sujets afin de les imprimer. Or, dans le domaine de l’écriture, les sujets ne font-ils pas objet d’une interception dans le dessein d’une transcription manuscrite ? Au bout du compte, ne finit-on pas par lire l’image, l’interpréter tout comme le passage d’un texte ! Les deux Élus, n’ont-ils pas la même mission de longévité ? Sauf que le plumitif a une longueur d’avance par son projet d’éternité. Ce que je pense de la poésie est bien « simple ». Chaque poème est une prière synthétisée, enveloppée d’un degré d’oraison. En fait, l’élan poétique est un don mystique infini, pourtant non statique. La grâce ne peut être interrompue que si le poète n’allège point son serment d’allégeance universelle concernant le rituel de l’hermétisme poétique.
L’offrande de la poésie est lumière. Tout chemin obscur menant au cérémonial de la poésie dérive tout droit vers une potion maléfique qui sert à activer la banque route de la créativité poétique. Comme le lien entre le poète et le sort du destin fragile de l’humanité est indéfectible, le poète devient alors le gardien dévoué des quatre éléments connus de la nature. Pour cause, il est constamment à la merci du bien et du mal qui poursuit le monde. Témoin de tous les châtiments et de toutes les bénédictions, le poète les redécouvre au rallie du hasard. La poésie est le cri ultime d’un témoin passionné, amoureux qui jure de valider sa course sur le parchemin des mots paraboliques de l’écriture.
Et qu’est-ce que l’écriture ! C’est un ensemble de symboles autonomes, indépendants, fascinants et aimantés qui attirent chaque condamné dans le labyrinthe de son inspiration singulière, le forçant à trouver la formule des oraisons qui pourraient le délivrer, libérer l’univers et nous transporter jusqu’au temple sacré de la félicité. »
CONCLUSION
De la malice des femmes, on en parle souvent : « La femme, qu’est-elle d’autre que l’ennemie de l’amitié, la peine inéluctable , le mal nécessaire , la tentation naturelle, la calamité désirable, le péril domestique , le fléau délectable , le mal de nature peint en couleurs claires . » Et à l’Église de l’Inquisition de la condamner à cause de l’immense succès des sorcières : « Je trouve la femme plus amère que la mort ; car elle est un piège et son cœur un filet ; et ses bras des chaînes . Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur y est pris . » Plus amère que la mort, c’est-à-dire que le diable en personne dont le nom est la mort ( la peste ) selon l’Apocalypse . Il est vrai que le diable conduisit Eve au péché, mais c’est Eve qui séduisit Adam . Ainsi donc, toutes les accusations portées contre la femme valaient-elles la peine d’être considérées jusqu’à vouloir la répudier en tant qu’être humain et être de Dieu ? Et si la femme ne nous avait pas conduits à la vie, à la naissance ( de l’enfant ), son péché n’aurait pas eu de sens et l’humanité serait à l’heure actuelle entièrement déshumanisée . Car la naissance d’un être humain qui conduit à la naissance d’un autre être, refuse même à Dieu le droit de “ fermer ” la terre pour restructuration .
Laissons donc aux femmes le droit de “ vivre ” et de partager les multiples plaisirs de l’existence. Profitons plutôt de la “ vie ” qu’elles nous ont donné et de la liberté qu’offre ce plaisir d’écrire avec des mots aimés de tous les jours. Le péché originel n’a-t-il pas été voulu par Dieu pour nous éprouver, Adam l’ancêtre d’abord, et par la suite partager, selon les mérites de tout un chacun, le plaisir de la Vie éternelle ? Eve, comme Judas Iscariote, a été la médiatrice de la volonté divine, et le Diable, s’il existe vraiment , reste le seul coupable dans cette lutte, de cet affrontement entre le Bien et le Mal . La femme doit s’émanciper comme tout autre être vivant et, à ce chapitre, demeure encore le complément de l’homme aussi bien dans le malheur que dans le plaisir. Alors, que la Haute Poésie soit désormais sienne, la Femme, pour le plus grand bien de l’humanité toute entière.
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