Le récit « Gouverneurs de la rosée » a été traduit en plus d’une vingtaine de langues. C’est un roman qui est étudié tant au secondaire qu’à l’Université dans beaucoup de pays. Il se trouve au cœur des travaux de recherche littéraire consacrés à l’œuvre de l’auteur. Beaucoup de mémoires et de thèses de doctorat portent en effet sur ce récit.
Le message écologique apporté par « Gouverneurs de la rosée » n’a pas été exploité par la postérité. Les rapports entre l’homme et l’environnement dans le récit de Jacques Roumain sont complexes. L’Homme est une partie de l’environnement. Sa survie dépend de la protection écologique. La mauvaise gestion de l’environnement peut avoir des conséquences graves sur la vie humaine, les animaux, les végétaux…
Ma communication vise à décrire comment se tissent les relations entre l’Homme et l’environnement dans le récit en question. Elles nous amènent au questionnement suivant : Quels sont les enjeux sociopolitiques et économiques du discours écologique dans « Gouverneurs de la rosée » ? Quelle est la logique de l’argumentation de ce discours ? Quelles leçons tirer de ce message écologique ? Quelles conséquences a-t-on déjà observées en Haïti de la méconnaissance ou de l’ignorance du message ? Quelle est la portée locale et universelle de ce discours écologique ? J’essaie modestement de tenter de répondre à ces questions en prenant appui sur le récit.
1. Approche utilisée pour commenter le discours écologique1 parcourant le récit
Ce travail ne consiste pas à analyser le récit mais de montrer les enjeux du discours écologique qui le traverse. Il ne s’agit pas d’une analyse sémiotique qui m’amènerait à considérer le récit en question comme un système clos en m’interdisant de recourir aux faits extralinguistiques. Mes commentaires se fondent plutôt sur une approche extra-sémiotique dans la mesure où je ne fais pas abstraction des circonstances de la production et de la réception du discours écologique des acteurs du récit. J’utilise quelques outils d’analyse du récit disponibles en fonction de ce que je veux éclairer. Toutefois, je considère le discours écologique comme un sous-signe sémiotique (le récit est un signe sémiotique, un macro-signe ou une macrostructure) même si mon parcours interprétatif déborde la voie discursive par laquelle je suis intéressé. Par ailleurs, j’adopterai aussi dans une certaine mesure une approche onomastique puisque je donnerai quand cela me parait nécessaire la signification du nom de certains personnages.
2. La conscience écologique et la dimension des personnages
La vieille Délira Délivrance est un personnage 2 qui a une certaine conscience de l’environnement ou de la nature. Mais elle ne comprend pas que la poussière est la conséquence des actions de l’homme sur cette dernière. Elle comprend cependant que l’homme ne fait pas partie seulement de l’univers. Le nous dans « nous mourrons tous » ne renvoie pas seulement aux êtres humains, aux « chrétiens vivants3 » mais également aux animaux et aux végétaux qui sont avec l’homme des piliers de l’édifice écologique. Délira Délivrance fustige dans une certaine mesure le solipsisme de l’homme qui a tendance à oublier les autres éléments de la nature, qui oublie qu’il existe entre lui et ces autres éléments du système écologique un destin commun, à savoir la mortalité. La conscience de Délira n’est pas si élevée, si éduquée à telle point qu’elle aurait pu comprendre que la nature se révolte contre le fait que l’homme l’ait maltraitée. Elle ne se pose la question de savoir la cause de cette poussière. Elle ne sait pas si cette poussière ou cette misère résulte de la mauvaise attitude de l’homme vis-à-vis de l’environnement. La phrase « Nous mourrons tous » montre néanmoins la supériorité de l’homme sur les autres créatures ou éléments de la nature. L’homme à la différence des autres éléments de la nature, possède un langage doublement articulé 4 qui lui permet d’appréhender le réel. Grâce au langage, l’homme exprime ce qu’il voit, ce qu’il perçoit, ce qu’il constate et vit. La langue est un outil qui permet à l’homme d’analyser ses expériences. L’énoncé « Nous mourrons tous » de Délira Délivrance est un acte de langage constatif. Le Langage en tant que faculté, permet à l’homme de saisir dans les filets de la langue ses constats, lesquels seraient sans cet outil inexprimables et évanescents. Les constats de l’homme seraient à jamais encapsulés dans le champ de sa pensée sans la médiation du langage. Le langage permet à l’homme de libérer sa pensée.
« Nous mourrons tous… et elle plonge sa main dans la poussière : la vieille Délira Délivrance dit : nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, ô Jésus-Maria, la Sainte Vierge… »5.
Malgré le constat de Délira Délivrance, elle n’est pas en mesure de proposer des solutions concrètes face à la misère des « chrétiens vivants », des animaux et végétaux.
Le nom de Délira Délivrance suggère qu’elle est un personnage qui se propose de délivrer les chrétiens vivants, les animaux et les plantes de « la poussière », de la misère en invoquant le nom de Dieu. Malgré la conscience de Délira de l’interdépendance entre les éléments du système écologique, cette conscience reste quasi-primaire dans la mesure où le personnage n’a pas vu que les créatures supérieures, c’est-à-dire « les chrétiens vivants » (les hommes) sont des forces vives qui peuvent être mobilisées pour faire face au défi écologique. Pour le narrateur, il est inutile d’implorer Dieu car il est sourd aux cris de désespoir des habitants. Implicitement, il demanderait à l’homme de se diviniser, de s’attribuer une parcelle de divinité, de s’autodéterminer pour faire face à ses problèmes. « Mais c’est inutile, parce qu’il y a si tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent le bon Dieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon Dieu l’entend et il crie : quel est, foutre, tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles. C’est la vérité et l’homme est abandonné »6.
Le mari de Délira Délivrance, Bienaimé essaie de trouver la cause de la misère ou de la poussière. Il en rend Dieu responsable. C’est un personnage pessimiste et fataliste. Un personnage qui se souvient de l’âge d’or auquel vivaient autrefois les habitants : « Ah ces coumbites ! »7. L’énoncé évoque les bienfaits du coumbite. Les coumbites permettaient de réunir les habitants pour empêcher la misère de marquer leur cycle de vie. Mais qu’est-ce qui avait provoqué l’effritement des ces rituels de travail agricole collectif ?
Délira espère, a confiance en Dieu et agit par l’intermédiaire de la prière. Mais lui, Bienaimé n’espère ni agit. S’adressant à Délira, il dit : « Le seigneur, c’est le créateur, pas vrai ? Réponds : le seigneur, c’est le créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?… eh bien la terre est dans la douleur, la terre est dans la misère, alors, le seigneur, c’est le créateur de la douleur, c’est le créateur de la misère »8.
Le narrateur émet des énoncés constatifs et explique que la misère est la conséquence des actions de l’homme sur l’environnement. L’homme est un animal qui dévaste ce dernier. Les conséquences de ses actions anti-écologiques se retournent contre lui. Le narrateur semble suggérer aux habitants de modérer les comportements qu’ils adoptent face à l’environnement. Il montre qu’il y a des liens étroits entre l’homme et l’environnement et énonce implicitement des solutions à la problématique de la misère. L’homme doit tirer des leçons du passé, chercher les solutions du problème de la misère dans les actions néfastes qu’il posait contre l’environnement :
« … les érosions ont mis à nu de longues coulées de roches : elles ont saigné la terre jusqu’à l’os.
Pour sûr qu’ils avaient eu tort de déboiser. Du vivant encore de défunt Josaphat Jean-Joseph, le père de Bienaimé, les arbres poussaient du là-haut. Ils avaient incendiés le bois pour faire des jardins de vivres : planté le pois-congo sur le plateau, le mais à flanc de coteau »9.
« À l’époque, on vivait tous en bonne harmonie, unis comme les doigts de la main et le coumbite réunissait le voisinage pour la récolte ou le défrichage »10 poursuit le narrateur.
Le narrateur souligne que le facteur humain est la cause anthropique de la genèse de la misère des habitants, laquelle est liée à la déforestation. Les habitants avaient provoqué des incendies dans les forêts pour se procurer des espaces de terre cultivables, espaces où ils pratiquaient des cultures de subsistance. Si l’homme éprouve la nécessité d’incendier des surfaces forestières pour les transformer en espaces cultivables, il doit cependant modérer ses actions. Le narrateur semble implicitement dire que si les habitants avaient pondéré leurs actions anti-écologiques, ils n’auraient pas vécu cette situation de misère qui les touchait, aussi bien les animaux que les plantes.
Le constat du narrateur est génial dans la mesure où l’agriculture est l’une des causes principales de la déforestation dans le monde. Ce narrateur est un visionnaire. Il avait prévu que l’homme serait la grande cause du phénomène de la déforestation. « En Europe, les données recueillies par la FAO permettent d’établir la surface forestière brûlée annuellement, entre 1980 et 1988, à 585’000 ha. L’Amérique du Nord totalise environ 3.5 millions d’ha forestiers brûlés par an pendant la même période, dans laquelle le pourcentage du total des incendies connus attribués à des causes humaines était d’environ 97% en Europe, 91% aux États-Unis et 66% au Canada »11. Il faut toutefois souligner que la déforestation est un phénomène qui date de l’époque médiévale. Pour le chauffage dans les zones tempérées et l’accroissement des surfaces agricoles, les hommes ont toujours mis en friches les forêts.
Un écrivain est un observateur qui photographie la réalité qu’il perçoit. Jacques Roumain était un grand observateur de la société haïtienne. Il constatait sans nul doute que la couverture végétale haïtienne s’était déjà amincie.
« En 1940, on estimait la couverture forestière à 30% »12, d’après l’agroéconomiste et aménagiste Roger Michel. Selon une source indirecte, « De 1940 à l’an 2002, la couverture forestière d’Haïti est passée de 40 à 1% »13.
Si ici, je ne présente pas les autres causes de la déforestation d’Haïti comme les catastrophes naturelles, les aléas climatiques, les maladies et les attaques d’insectes, etc., c’est parce que je veux asseoir mes analyses sur le récit qui est ici considéré comme une réalité empirique fictive. La fiction pure n’existe peut-être pas car le discours écologique du récit aurait peut-être quelque chose à voir avec la réalité sociale de l’époque à laquelle vivait l’auteur et à la situation écologique d’Haïti d’aujourd’hui. La fiction est une re-présentation de la réalité. L’hypothèse est qu’il existe dans le texte de Jacques Roumain des analyseurs socioculturels implicites et explicites (mais je ne cherche pas à la vérifier étant donné mon analyse n’est pas une analyse stricto sensu du récit en question).
Dans un pays où l’économie agro-sylvo-pastorale14 domine, la déforestation est paradoxalement une nécessité. Si les besoins de subsistance des communautés ne sont pas pris en considération, on continuera à brûler des surfaces boisées.
3. Le présent et le passé du Fonds-Rouge
Les habitants du village Fonds-Rouge vivent dans la misère, dans la sécheresse. Ils sont aux abois. Mais ils ne savent pas les causes de cette misère. La conscience des étiologies de cette pathologie qu’est la misère, permettra de créer des solutions pour y faire face. Les personnages Délira, Bienaimé semblent être incapables de tirer des leçons du passé. Pourtant, ils ont la mémoire de ce dernier. Ce sont des prototypes d’individus qui vivent dans une société théocratique et préscientifique. Pour eux, Dieu est la cause et la solution de la sécheresse.
Le présent se caractérise par une situation de sécheresse, par la discorde, l’animosité, la rancœur, la haine qui empoisonnent les cœurs des habitants. Le présent se caractérise aussi par la révolte de la nature dont le signe visible est cette sécheresse alarmante qui a des conséquences graves sur l’économie agro-sylvo-pastorale du village.
Le passé, quant à lui, se caractérisait à une certaine période par la concorde, la solidarité, l’entraide entre les habitants, et la prospérité du village. Il y avait de l’eau, un élément fondamental dans l’environnement non seulement pour les hommes, mais également pour les animaux et les plantes. Le passé renvoie au géocentrisme des habitants et à l’harmonie entre les éléments du cosmos : Les conditions atmosphériques étaient favorables, il pleuvait modérément, les plantes, les animaux, les hommes n’avaient pas de problèmes ; la terre était fertile, etc. Mais qu’est-ce qui avait mis fin à l’âge d’or de l’économie agro-sylvo-pastorale des habitants, économie dont l’eau était le moteur ?
4. La démarche méthodologique et épistémologique de Manuel pour trouver la cause de la sécheresse caractéristique du village Fond-Rouge
Manuel est un personnage qui possède toutes les caractéristiques d’un chercheur. C’est un grand observateur. Dès son retour de Cuba, il ne tarda pas à observer le village : la maison familiale, la terre, les plantes, les animaux, les humains, etc. il les retrouva dans une situation misérable. Il a une représentation ubiquitaire de la misère. Sans nul doute, il comprend que l’environnement est un système, une totalité. C’est un homme de terrain. Contrairement aux autres personnages, il portait un regard neuf sur les problèmes du Fonds-Rouge. Dialoguant avec Délira, il dit : « Je dis vrai : c’est pas Dieu qui abandonne le nègre, c’est le nègre qui abandonne la terre, il reçoit sa punition : la sécheresse, la misère et la désolation »15. Il ne reliait pas la cause de la sécheresse à la divinité mais au comportement de l’homme. Manuel conçoit une société sans dieu ou laïque. Dieu n’est pas responsable de la sécheresse fonds-rougienne mais ses habitants qui avaient violé les lois ou principes qui régissent le fonctionnement du système écologique, et ils en paient les conséquences. C’est un humaniste. Il croit aux potentialités des habitants. Pourtant ces derniers se croient être incapables de faire face à la « misère » du village.
Manuel transcende le traditionalisme et le conservatisme de ses parents, même s’il fait semblant de respecter les us et coutumes du milieu. Il veut comprendre tout le monde. Il se met à l’écoute des autres pour satisfaire sa double curiosité « scientifique » et vulgaire.
Après avoir tant observé la sécheresse caractéristique du village, Manuel n’hésite pas à manifester son hydrocentrisme en proposant « l’arrosage » comme solution. Pour ce faire, il réalise un entretien directif auprès d’une personne-ressource : son père Bienaimé. Ce dernier avait vécu l’âge d’or du Fonds-Rouge. Il interroge son père sur l’existence des sources : la Source Fanchon et la Source Laurier, ainsi que sur celle de la mare zombi. Ses hypothèses pourraient être formulées comme suit : L’eau est un élément qui peut rétablir l’équilibre homéostatique du village. L’eau existe quelque part dans le sous-sol fonds-rougien. D’après lui, l’eau occupe le centre du système écologique. Son absence provoque le déséquilibre de celui-ci. Contrairement à sa mère qui proposait la prière et la foi comme solutions à la problématique fonds-rougienne, Manuel y trouvait une solution concrète : l’arrosage des terres.
Racontant à ses parents les rencontres qu’il avait faites dans le village, notamment celle de Gervilen et d’Annaise, Manuel découvrit par hasard la cause de la discorde entre les habitants et de la misère sociale : les conflits mortels entre Dorisca et Sauveur pour le partage des terres. Ces conflits sanglants et mortels restent gravés dans les cœurs des survivants. La haine que les uns nourrissent à l’égard des autres est un facteur qui bloque la réussite du projet de communauté de Manuel. Il s’agit en fait de retourner à la communauté utopique d’antan, une communauté caractérisée par des valeurs de solidarité, de paix, de concorde, d’entraide, ainsi que par la volonté de travailler ensemble (coumbite) pour prévenir la pauvreté.
Pour arriver à réussir ce projet, il ne s’agit pas seulement de se lancer à la quête de l’eau, mais aussi de transformer la mentalité des habitants du village théocratique. Manuel doit donc se laisser ré-enculturer en entrant dans la peau des habitants, en revêtant leur habit culturel. Il pratique donc l’observation participante. Il avait en effet participé à une cérémonie vaudouesque qui était organisée par ses parents en l’honneur de Legba, le dieu qui lui avait permis de rentrer au pays natal après un long séjour à Cuba. Manuel dansait et buvait comme les autres assistants. Il faut souligner que la cérémonie du vaudou est un rituel conjonctif qui avait réuni malgré eux les habitants rancuniers du village. Manuel ne croyait pas en Dieu. Il parait que d’après lui, Dieu est dans l’homme même. Il ne faut pas le chercher ailleurs. Il avait fait semblant d’y croire pour comprendre le fonctionnement de la mentalité des habitants, une mentalité qu’il s’acharnait à transformer afin de s’imposer comme leur leader charismatique.
Je profite de cette occasion pour dire que le vaudou en Haïti joue un rôle important dans le sauvetage des arbres. Les gens craignent d’en couper certains pensant qu’ils habitent des loas ou esprits. Il s’agit entre autres du mapou, du calebassier (arbre qui habite un loa qui s’appelle Damballah ou le loa de la couleuvre), du figuier, etc. 5. La quête de l’eau
Manuel comprend que l’eau est un élément qui peut réconcilier les habitants. L’eau représente un enjeu écologique collectif de taille. C’est un élément qui peut remettre en marche la machine du système écologique. Néanmoins, l’eau ne réunira pas les habitants si leur mentalité n’est pas préalablement transformée. Donc, Manuel doit se donner pour mission d’agir positivement par son discours sur la mentalité des fonds-rougiens. C’est un éducateur, un illettré-savant, un orateur. Sa phraséologie se distingue nettement du langage religieux des autres personnages. Manuel et le narrateur du récit se ressemblent comme deux gouttes d’eau du point de vue phraséologique et philosophique (de la vision du monde phénoménal). La réponse de Manuel à l’attitude pessimiste de Laurélien qui disait « Regarde : Il n’y a plus rien ; l’eau est tarie depuis les entrailles du morne. C’est pas la peine de chercher plus loin, parce que c’est inutile », est identique aux constats relatés par le narrateur dans la page 15 du récit. Voici la réaction de Manuel : « Mais, pourquoi, foutre, avez-vous coupé le bois : les chênes, les acajous et tout ce qui poussait là-haut ? Et voilà des nègres inconséquents, des nègres sans mesure »16. Manuel veut dire que l’abattage des arbres est la conséquence de la sécheresse. Effectivement, les arbres favorisent les précipitations qui alimentent la nappe phréatique du sol. Manuel doit faire face aussi à la mentalité fataliste des fonds-rougiens. Il a confiance en lui-même, il a du divin en lui-même17. Il sait pertinemment que les habitants sont des forces inertes qu’il peut transformer en forces productives.
Pour transformer la mentalité des habitants et pour trouver l’eau, Manuel doit exercer un parcours de combattant. Il sait que l’eau ne servira à rien si la mentalité des fonds-rougiens n’est pas transformée. Le statut de certains personnages évoluera. Annaise qui était rebelle, capricieuse comme une chèvre avait fini par accorder à Manuel sa faveur cordiale. Elle devint son adjuvante. Manuel utilise tous les moyens honnêtes : l’amour, le dialogue, etc. pour réaliser son projet, sauf le machiavélisme. Laurélien dont le nom fait penser à l’eau tant désirée est l’un des adjuvants de première heure de Manuel (le premier personnage à qui Manuel parlait de l’eau. Manuel doit faire face à des opposants, dont Gervilen Gervilus, Hilarion Hilaire, Nérestan, etc. Ces personnages-opposants ou anti-sujets empêchent Manuel de réaliser son projet. Les adjuvants sont des confidents de Manuel. Ils l’aident d’une façon ou d’une autre à réaliser ce dernier. Bienaimé, Délira, Larivoire, Simidor, Annaise, etc. en sont des exemples. Délira fut une opposante provisoire puisqu’elle n’aimait pas au départ Annaise, la copine de Manuel. Quand la source aura été découverte, Annaise aura pour mission de la faire connaître aux femmes par l’intermédiaire du bouche-à-oreille.
Grâce à son intuition (il vit un malanga, une plante aquatique), Manuel avait trouvé l’eau qu’il cherchait. Mais il fallait conduire ensemble cette eau dans la plaine pour que les champs des Fonds-Rougiens fussent arrosés. Pour cela, Manuel devait se comporter comme un véritable rassembleur. Il prêche aux habitants la réconciliation, la concorde, la solidarité et l’amour. Gervilen était contre la réconciliation. Il voulait prendre l’eau de force. La réunion s’est tenue chez Larivoire, un homme respectable, adjuvant de Manuel. On devait organiser une autre réunion, puisque l’eau de la réconciliation prêchée par Manuel n’avait pu effacer toutes les gangues des rancœurs qui maculaient le tissu des cœurs des invités.
Manuel est un personnage qui a une dimension messianique. Il était sacrifié sur l’autel de la haine implacable de Gervilen, alors qu’il regagnait ses pénates après la réunion qui était tenue chez Larivoire (un nom qui fait penser à la rivière !). Manuel est mort pour sauver le village. Ce personnage christique est mort pour son amour des autres, son écophilie, sa naturophilie, sa géophilie et pour sons sens du bien-être des autres ou « son éthique du care ». L’amour de Manuel pour les habitants était incommensurable. Poignardé par le vilain Gervilen, il refusait de confier à Délira le nom de cet assassin. S’il l’avait fait, le parcours de combattant qu’il menait pour trouver l’eau n’aurait pas eu de sens. Il accepta de mourir parce qu’il avait déjà accompli sa mission.
Jacques Stephen Alexis avait raison d’écrire au sujet de « Gouverneurs de la rosée » le commentaire suivant : « Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour. Toute la vie, toute la doctrine, toute la passion de Jacques Roumain semblent avoir pour dimension première l’amour, un amour encore plus vaste que celui du sermon sur la montagne parce que plus inséré dans le contexte de l’action pratique »18.
Après sa mort, la mentalité des gens s’est trouvée transformée. Ils savaient désormais qu’il était inutile de compter sur dieu mais sur leurs propres potentialités humaines. Délira Délivrance avait convoqué les fonds-rougiens chez Larivoire. Ils acceptaient de conduire l’eau dans la savane à travers un grand canal. Le message de Manuel était compris et mis en application. Mais il faut dire que l’effet perlocutoire du message se manifesta après la mort de Manuel, alors que celui-ci s’attendait de son vivant à la réalisation de son effet illocutoire19. Délira avait achevé la mission de son fils. Elle mérite bien le nom de Délira Délivrance. Mais sans Manuel, le nom de Délivrance n’aurait jamais eu le sens qu’il avait finalement pris ! Conclusion
Le discours écologique qui parcourt « Gouverneurs de la rosée », discours tenu par le narrateur et le héros du récit, s’adresse aux fonds-rougiens. Manuel après son retour de Cuba constata une césure intracommunautaire, un cycle vendettal depuis la double mort de Dorisca et de Sauveur, cycle de vengeance qui entraina la disparition du combite (système coopératif précapitaliste entre les travailleurs de la terre), et des valeurs comme la solidarité, l’entraide, etc. Manuel devait faire face à des personnages qui s’opposaient à sa mission. L’anti-sujet principal est Gervilen, amoureux de sa cousine Annaise. Manuel était éperdument épris de celle-ci. Les deux hommes cherchaient donc à conquérir le même objet : le cœur d’Annaise. Gervilen avait été éconduit par Annaise, tandis que Manuel obtint la faveur cordiale de celle-ci. Devenue adjuvante de Manuel, elle contribuera à la quête de l’eau, un médiateur naturel qui pouvait assurer la rééquilibration des éléments du système écologique. Manuel trouva l’eau. Gervilen le poignarda mortellement. L’exclusion de Gervilen du village et le sacrifice du sang de Manuel avaient permis le raffermissement du lien communautaire.
La portée de ce discours sur le double plan local et universel, est que les clivages sociaux secrètent la mésentente, la discorde, la haine qui pourraient être à l’origine de la pauvreté. La disparition du combite, de la solidarité et de l’entraide avaient pour corolaire le déboisement du village, alors que ces habitants vivaient au diapason avec la terre (géocentrisme) qu’ils cultivaient, une terre qui donnait abondamment des fruits. La logique de l’argumentation du discours est liée au fait que l’homme est une partie de l’environnement. L’abattage des arbres entraine des phénomènes corrélatifs comme l’érosion des sols, les inondations qui accélèrent la destruction progressive de l’environnement.
L’homme est le facteur écolytique principal parmi tous les facteurs qui concourent à la dégradation de la nature. Les autres facteurs écolytiques sont souvent les conséquences des actions néfastes de l’homme sur l’environnement. Ce qui est paradoxal, c’est que la conscience écologique coïncide avec la révolte de la nature. En Haïti, le fait d’avoir vécu durant ces dernières décennies des grands phénomènes écolytiques liés le plus souvent à la destruction du tapis végétal a permis l’émergence d’une certaine conscience « co-écologique ». Et malgré cela, on n’a pas encore mis en place une politique de reboisement généralisé. Le discours écologique du récit n’est pas sans enjeux sociopolitique et économique. La conscience écologique est une conscience sociopolitique. Sur l’axe syntagmatique du discours le verbe déboiser est présent. Déboiser nous renvoie à reboiser qui se trouve sur l’axe paradigmatique du discours (l’axe des éléments substituables). Le reboisement permettra de faire refleurir l’économie agro-sylvo-pastorale. L’agriculture, les arbres, les plantes ont besoin d’eau. En trouvant cette richesse naturelle, Manuel allait pouvoir permettre aux fonds-rougiens de répondre à court, moyen et long terme non seulement au défi écologique du village mais également à des besoins socio-économiques. L’énoncé « Nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants… » fut implicitement substitué par « Nous vivrons tous ».
Bibliographie
AUSTIN John, 1970, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris. ALEXIS Stephen Jacques (en quatrième de couverture de l’ouvrage de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, l’édition Messidor de 1989)
DUCROT Oswald/ TODOROV Tzvetan, 1972, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, Editions du Seuil, Paris.
Haïti, déclaration de Jean Bertrand Aristide, Sommet mondial pour le développement durable, Johannesburg, Afrique du Sud, 03 septembre 2002.
MARTINET André, 2001, Eléments de linguistique générale, Armand Colin, Paris.
ROUMAIN Jacques, s.d, Gouverneurs de la rosée, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, Haïti.
SEGOND Louis, s.d, La Sainte Bible. Matthieu 1 : 21-23, Alliance Biblique Universelle, Corée p. 949 Wébographie
Causes de la déforestation dans le monde
Site culturelle de la communauté haïtienne en Suisse Notes
1.
Discours de fiction : ensemble de phrases proférées qui n’ont pas de référent extralinguistique. Cf Oswald DUCROT/ Tzvetan TODOROV, 1972, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, Editions du Seuil, Paris, p. 333. Pour la description exhaustive du concept de discours, voir le « Dictionnaire raisonné de la théorie du langage » d’Algirdas Julien Greimas et de Joseph Courtes.
2. Le personnage n’est pas une personne vivante. Il n’existe pas en dehors des mots. Pour reprendre à notre compte la définition de Tzvetan Todorov, le personnage est « un être de papier ».
3. Les êtres humains.
4. Cf La théorie de la double articulation du langage in « André Martinet, Eléments de Linguistique générale ».
5. Jacques ROUMAIN, s.d, Gouverneurs de la rosée, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, Haïti, p. 13.
6. Jacques ROUMAIN, lo. cit. p. 13.
7. Jacques ROUMAIN, op. cit. p. 16.
8. Jacques ROUMAIN, op. cit. p. 14.
9. Jacques ROUMAIN, op. cit. p. 15.
10. Jacques ROUMAIN, op. cit. p. 16.
11. Causes de la déforestation dans le monde
12. Site culturelle de la communauté haïtienne en Suisse
13. Haïti, déclaration de Jean Bertrand ARISTIDE, Sommet mondial pour le développement durable, Johannesburg, Afrique du Sud ,03 septembre 2002.
14. Économie basée sur l’agriculture, l’exploitation des forêts (ou l’abattage des arbres) et le bétail.
15. Jacques ROUMAIN, op. cit. p. 43.
16. Jacques ROUMAIN, op. cit. , p. 59.
17. Le nom Manuel est l’aphérèse du nom biblique Emmanuel, nom qui signifie Dieu est avec nous (cf, Louis Segond, La Sainte Bible. Matthieu 1 : 21-23, p. 949). L’aphérèse est un procédé linguistique qui consiste à supprimer une ou plusieurs syllabes au début d’un mot.
18. Jacques Stephen Alexis (en quatrième de couverture de l’ouvrage de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, l’édition Messidor de 1989).
19. Cf John AUSTIN, 1970, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris (How to do things with words, 1962, de l’édition princeps).
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