Les experts internationaux en visite d’évaluation ont pour tâche de dresser des rapports visant à couvrir ce qui de plus en plus s’évidente comme un véritable fiasco. La nature hybride de l’entité étatique qu’ils entretiennent leur permet de renvoyer aux Haïtiens tout ce qui ne va pas et de gonfler en faveur de la MINUSTAH les maigres résultats obtenus au long des cinq années de prise en main directe du pays par la communauté internationale. Notre astucieux président a appris à manipuler ce besoin de légitimité de l’international en faveur de son maintien aux commandes locales de l’Etat zombi animé de l’extérieur. Son expérience du pouvoir d’Etat en décomposition cadavérique avancée, l’a définitivement conforté dans sa vision négative de lui-même et de tout ce qui tourne autour.
L’humiliation qui l’invite à se vautrer dans l’indignité est érigée en pratique de gouvernement. Un peu à sa décharge, on peut se demander s’il n’a pas seulement pris acte de l’humiliation et de l’indignité générale de toute une société qui accepte sans trop sourciller de vivre sous domination étrangère ? Il est vrai que depuis 1915 Haïti a perdu sa légitimité historique, conséquence de la dérive infâme entamée au pont rouge le 17 octobre 1806. Depuis lors le chemin de la remontée n’a jamais été pris, malgré ça et là quelques balbutiements circonstanciels de prise de conscience. Vingt ans d’occupation états-unienne ne nous ont pas appris que la démocratie ne se construit pas sous les bottes, qu’elles soient locales ou étrangères. Au temps béni de la mondialisation, les naïfs intéressés ont fait semblant de croire le contraire pour prôner des interventions humanitaires en faveur de l’établissement ou de la restauration de l’Etat de droit.
Celui-ci apparaît donc comme un « label nécessaire sur le plan international ». Au point qu’on parle de mondialisation de l’Etat de droit. On va même jusqu’à promouvoir une certaine « responsabilité de (le) protéger ». Que la mondialisation soit conduite à la mise sous tutelle d’Etat en faillite, l’échec des programmes d’ajustements structurels laissait clairement entrevoir cette éventualité. Là où le marché n’arrive pas à réguler la vie sociale, la force militaire brute est appelée à la rescousse. Ce qui par contre heurte la raison, c’est la tentative idéologique d’accoupler cette manifestation brutale de la mondialisation au concept d’Etat de droit. D’où la pertinente question de la compatibilité d’une « démocratie imposée » avec la notion d’Etat de droit ou encore est-ce qu’on peut véritablement imposer la démocratie constitutionnelle par une occupation étrangère même multinationale ? Mondialisation, Occupation étrangère et Etat de droit Pour plus d’un juriste et politologue avertis, les deux notions, mondialisation et Etat de droit, seraient en soi antinomiques. Que dire de son expression dans certains pays sous forme d’intervention militaire internationale.
Les formes contemporaines d’occupation internationale s’inscrivent dans l’expansion de la mondialisation. Elles mettent en œuvre un « droit sans frontière », un droit mondial, qui bouscule la notion de souveraineté, associé à celle d’Etat de droit. Le principe de la primauté des normes constitutionnelles s’effondre face à une situation largement régie par le « droit mondial », conçu et élaboré ailleurs. Si la mondialisation en elle-même constitue une remise en cause de ce principe, que dire alors de l’occupation étrangère unilatérale ou multinationale. L’hypothèse de l’incompatibilité entre Etat de droit et mondialisation se confirme de façon indubitable en cas d’occupation internationale. La question de l’Etat de droit est indissociable de celle de la souveraineté « puisque la primauté des normes constitutionnelles doit être effective sur les autres ordres juridiques ». En effet, l’Etat de droit suppose la prééminence héliocentrique de l’Etat sur le développement du droit et la structuration de la puissance politique de l’Etat par le droit. Une contradiction à première vue irréconciliable oppose ces deux phénomènes. En outre, il y a une disparité de principe entre occupation étrangère et respect de l’ordre juridique interne. L’Etat en perte de souveraineté, n’est pas ou n’est plus un Etat de droit constitutionnel qui suppose l’exercice de la puissance souveraine. Avec le fait de l’occupation, ce sont les derniers retranchements de la souveraineté de l’Etat qui sont mis à mal. La logique même de l’intervention exprime la volonté d’imposer ou d’ajuster l’Etat à un ordre juridique qu’il n’arrive pas à respecter.
L’occupation s’accompagne nécessairement de l’expansion de « zones de non droit » pour l’ordre juridique interne, au sens qu’elles lui échappent pour être régies par un « droit externe ». Avec l’intervention étrangère ou humanitaire, comme on veut bien l’appeler, le mot peut changer sans modifier la chose, l’Etat local n’est plus le centre, tout au moins le seul centre de pouvoir. Loin s’en faut. Il en résulte même une reconfiguration de l’espace étatique au profit d’entités supranationales agissant directement dans l’ordre interne. Des fonctions régaliennes de l’Etat sont exercées seules ou conjointement par ces nouvelles entités sans recours aux mécanismes juridiques autochtones de régulation ou de contrôle. Le rôle direct du PNUD dans l’échafaudage du gouvernement de Gérard Latortue, les intrusions inélégantes des ambassades et autres envoyés spéciaux dans l’exercice du pouvoir, le statut « extraterritorial » de spécialistes dans les ministères en sont des exemples à coté du contrôle des élections par les institutions internationales.
Le constitutionnalisme lié à la philosophie politique libérale de l’Etat de droit, ne résiste pas au fait de l’occupation. Elle induit la perte de la primauté de la loi constitutionnelle dans l’ordre interne. La question de la non justiciabilité de nombreuses activités d’importances qui se déroulent sur le territoire d’un Etat, pose avec acuité le problème de l’effritement de la puissance publique. La multiplication des lieux de production de droit avec l’expansion de la mondialisation trouve un champ extrême de manifestation dans le droit d’intervention « humanitaire ». L’impunité dont jouissent les soldats onusiens est là pour l’attester. Au mieux, d’autres circuits juridiques interviennent qui sont tout à fait indépendants des droits nationaux.
Conclusion
On parle de plus en plus d’un droit sans frontière et ce droit n’est pas étatique. Il échapperait même à l’emprise de la souveraineté étatique et du contrôle social du souverain. L’intervention internationale met justement en œuvre ce « droit hors frontière ». Le droit constitutionnel élaboré dans un tout autre contexte ne peut donc lui résister, ni lui faire ombrage, au mieux il ne peut que composer avec lui. C’est ce que semble nous indiquer cette marche forcée vers la révision de la constitution de 1987.
Ce phénomène dont nous venons brièvement de rendre compte va bien au-delà du processus général d’internationalisation des normes, consécutif à la mondialisation. Il s’agit d’Etat, incapable de maîtriser son territoire et sa population, qui aliène sa souveraineté au profit d’une forme d’administration internationale. Le principe de la suprématie de la Constitution sur les engagements internationaux dans l’ordre interne, comme le prévoit l’article 54 de la Constitution française de 1958 ainsi que l’article 52 de la loi constitutionnelle du Canada de 1982, pourrait servir de référence pour contester la présence des forces occupantes. Le comportement antidémocratique de l’international dans les questions électorales en Haïti est une preuve, s’il en était encore besoin, de l’antinomie irréductible entre construction de l’Etat de droit et occupation étrangère. De ce fait se dévoile l’hypocrisie de ceux qui, tout en prétendant lutter pour la démocratie et l’Etat de droit, acceptent ou prônent le prolongement de la présence de la MINUSTAH en Haïti. Tant que les dirigeants haïtiens seront incapables de définir un cadre de solidarité internationale, conforme à un projet national ancré dans notre mission historique de peuple à la hauteur des défis du Temps, nous serons condamnés à subir toute forme d’expérimentation du colonialisme. Or, « Entre l’expérimentation de formules inédites et le respect des exigences traditionnelles du droit, [3] » un paradigme nouveau doit être formulé dans une perspective qui conjugue les impératifs de la mondialisation et la transformation des États qui formeront la réalité géopolitique du monde qui vient.
Plus que jamais la dimension d’une nation ne se mesure pas à sa taille mais à ce qu’elle représente dans la tête des hommes. Il ne nous manque que des femmes et des hommes imbus de cette grande idée d’Haïti et capables de la promouvoir.
[1] Jacques Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, Paris, 2003 (4e éd.)
[2] Jacques Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, Paris, 2003 (4e éd.), p. 156
[3] Daniel Mockle (dir.), Mondialisation et Etat de droit, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 8.