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Jeudi 28 mars 2024 15:59 (Paris)

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Il y a 200 ans était créé le premier Parlement haïtien

Par Mirlande MANIGAT
Vice Rectrice de l’Université Quisqueya
Chargée de la Recherche, de l’extension institutionnelle et des Relations Internationales.

Il y a 200 ans était créé le premier Parlement haïtien : une expérience historique peu exemplaire du monocamérisme
Les circonstances qui entourent la genèse et la mise en place du premier Parlement haïtien révèlent un paradoxe : dans sa forme, par son contenu, par les audaces pétrifiées dans la Constitution de 1806, le Parlement est le produit d’une conjoncture tragique et d’une défiance dirigée contre un homme. L’hostilité au pouvoir monarchique de Dessalines ayant expliqué sans la justifier la fin dramatique de l’Empereur, le 17 octobre 1806, aurait pu porter les nouveaux dirigeants à concevoir un régime plutôt équilibré, bardé de garde-fous contre la résurgence d’un Pouvoir Exécutif autocratique, certes, mais sans gonfler démesurément jusqu’à la paralysie le Pouvoir Législatif naissant.

Le réquisitoire publié contre l’Empereur concentre tous les reproches qui lui furent adressés ; bien que signé par certains officiers qui ne savaient pas écrire, la Résistance à l’oppression dénonce en particulier le non respect des lois et de la Constitution de 1805 qu’il qualifie pourtant d’acte informe et ridicule, la neutralité des fonctions qu’elle avait prévues ; le texte annonce qu’une Constitution sage va bientôt fixer les droits et les devoirs de tous » (1).

L’Assemblée Constituante, la première du nom, ne devait se réunir que près de deux mois après la fin de Dessalines ; entre-temps, les assemblées locales étaient convoquées pour élire les représentants appelés à la constituer. Christophe nommé dès le 16 octobre Chef d’un Gouvernement Provisoire à venir, recommanda aux commandants d’arrondissement d’aider le peuple « en lui indiquant au besoin les personnes qui, à leur connaissance, sont dignes de la confiance publique et pouvant, par leur discernement, concourir à la perfection de cet important ouvrage ». Les résultats furent conformes à ce véritable ordre du jour militaire et « le Nord et l’Artibonite ne fourniront à la représentation nationale que des créatures de Christophe et l’Ouest et le Sud que des créatures de Pétion » (2).Il y avait déjà, au niveau de la composition de l’instance qui allait produire la nouvelle Charte et un régime politique inédit, une polarisation régionale et personnalisée laquelle portait en germes et de manière non prévue sur le moment, les conséquences dramatiques devant entraîner la guerre civile et la bipartition du pays pendant 13 ans.

La Constituante aurait du s’ouvrir le 30 novembre, mais elle n’entama ses travaux que le 18 décembre à Port-au-Prince, sous la présidence de César Télémaque, doyen d’âge et représentant du Cap. Dès le début, on enregistre des accrocs à la procédure établie : selon le nombre des paroisses ayant servi de circonscriptions électorales, seuls 56 Députés devaient y prendre part ; à l’ouverture de la session, on en compta 74 car dans l’Ouest et le Sud, Pétion et Gérin s’étaient frauduleusement arrangés pour que 18 régions supplémentaires, de simples bourgades rapidement érigées en paroisses, choisissent deux représentants chacune, afin de disposer de 50 délégués au lieu de 32, dans le but de s’assurer de la majorité face à la délégation du Nord forte de 24 membres présents à Port-au-Prince depuis le 30 novembre, alors que des élections se déroulaient encore dans le Sud. Le 27 décembre, 19 représentants du Nord adressèrent un Message à Christophe dans lequel ils firent un résumé de la tactique utilisée par ses adversaires pour imposer leurs vues ; ils protestèrent bien contre cette atteinte à la procédure, mais il décidèrent quand même de maintenir leur participation afin de peser éventuellement sur les travaux ; le 28, ils participèrent à l’élection de Christophe comme Président et, à l’exception de Boucanier, ils signèrent la nouvelle Constitution même si, dès la veille, ils avaient protesté contre cette signature « apposée sur l’acte soi-disant constitutionnelle de ce jour, fruit de l’intrigue et de la malveillance » ; et ils ajoutèrent même que leur protestation touchait tout ce qui s’en suivra jusqu’à la dissolution de l’Assemblée comme « étant illégale et contre tout principe de justice et d’équité » (3).

Trois jours avant, Christophe en sa capacité de Président Provisoire avait émis un Ordre du jour dans lequel il avait révélé qu’il était au courant non seulement du contenu de la Constitution dont les termes devaient être lus le 27 « à deux heures de l’après-midi », mais des manœuvres qui se concoctaient à Port-au-Prince. Il dénonça « Pétion, Bonnet, Boyer, les deux frères Blanchet, Daumec, Lys, Caneaux et quelques autres de leurs infâmes complices ». La suite de la phrase enferme une séquence révélatrice :

« ..ils viennent de lever le masque : ils ont mis au jour leurs projets. Ils sont en pleine révolte contre l’autorité ; ils veulent établir une Constitution qui mettra le pouvoir entre leurs mains, et livrera les finances et les places à leurs dispositions. Le général en chef vient de donner l’ordre de la marche pour soutenir vos droits et pour maintenir votre liberté que l’on veut vous ravir » (4).

Christophe annonça ainsi une réponse militaire à ces agissements et il engagea immédiatement les opérations qui conduisirent son armée jusqu’à l’Arcahaie, puis aux abords de Port-au-Prince jusqu’à Sibert, le 1er janvier 1807. Cette nouvelle avait provoqué une certaine panique dans la population de la capitale et certains citoyens partirent se réfugier dans le Sud. Ce n’était pas une réplique à la Constitution elle-même ni au Sénat qui devait en sortir, mais aux agissements des chefs de l’Ouest. A ce qu’il considérait légitimement comme étant une défiance, voire une rébellion, il ne pouvait d’ailleurs pas proposer une négociation, tant la manœuvre était grossière et même malhonnête, mais une action musclée conforme à la nature des luttes qui s’engageaient depuis 20 ans. La riposte juridique viendra plus tard avec la Constitution du 17 février 1807 par laquelle, sans abandonner la poursuite des opérations militaires, il signifiera à la République de l’Ouest l’existence d’une autre légalité.

Dans ce contexte d’antagonisme, la guerre civile qui éclata et la partition du pays en deux Etats de 1807 à 1820 ne furent pas des actes délibérés, mais le produit d’un engrenage ; l’escalade frauduleuse déclenchée par les dirigeants de l’Ouest ne fut pas maîtrisée et, dans cet affrontement, les instruments juridiques ne pouvaient pas servir de rempart au sort immédiat et décisif des armes.

Avec le recul du temps, on peut trouver quelque incohérence dans l’attitude des délégués du Nord car, après avoir récusé leur signature et contesté la légalité et la légitimité du corps et des actes qu’il poserait, le lendemain, ils participèrent à l’élection de Christophe. Deux explications viennent à l’esprit : ils étaient au courant du Message de leur chef en date du 24, soit trois jours avant leur adresse, et ils voulaient, après, éviter qu’un autre fût élu Président. Ces deux motifs ante et post sont toutefois relativisés par un facteur inconnu, la rapidité des contacts entre le Nord et l’Ouest ; à cela s’ajoutait la confusion régnant dans le pays qui avait vite provoqué la mutation de l’incertitude en angoisse.

La réplique militaire à un acte juridico-politique, toute compréhensible qu’elle fût, de surcroît conforme à l’esprit de l’époque, inaugure une habitude qui va affecter le déroulement authentiquement et exclusivement légal de la vie politique. Laisser au sort des armes et de la violence le soin de décider de l’issue d’un antagonisme dans le cadre feutré d’une Assemblée Constituante marquera la vie politique du pays. Les moments forts révéleront cette imprégnation, une porosité réceptive de la chose politique (décisions, débats) à la force brutale et la tentation des gouvernements de peser d’un poids opérationnel sur le déroulement des activités.

Par ailleurs, il convient de rappeler que le pays était militarisé par la force des circonstances, la nécessité dans laquelle se trouvaient les premiers dirigeants de protéger l’indépendance menacée par les visées de la France et surtout par l’acharnement des colons à rétablir le statu quo ante.

Une Assemblée sous contrôle
Elle a d’abord été présidée par César Télémaque un vétéran de 66 ans, éduqué en France, rentré à St Domingue avec le commissaire Sonthonax le 11 mai 1796 avant d’être nommé Juge de Paix puis maire du Cap ; mais sur sa demande, il fut remplacé, à l’unanimité, par Jacques Blanchet, connu comme Blanchet jeune.

Le climat dans lequel les Députés allaient travailler était savamment organisé :

« Il y avait en ville une grande agitation ; on criait déjà dans les rues vive la République ! On ne parlait tant dans le peuple que dans les casernes, que d’institutions démocratiques, de la nécessité de limiter considérablement les attributions du pouvoir exécutif et de ne confier la souveraineté qu’à un Sénat composé des plus illustres citoyens. On n’avait pas encore ouvert les débats sur la constitution que déjà on en connaissait les principales dispositions : pendant les élections, les chefs révolutionnaires de Port-au-Prince l’avaient rédigée ; il ne s’agissait que de la présenter à la sanction de l’assemblée » (5).

La suite s’inscrit dans le cadre d’une procédure programmée et donc attendue. Une commission formée de Pétion, César Télémaque, Théodat Trichet, Magloire Ambroise, Bruno Blanchet, David Troy, Guillaume Manigat, Guy Joseph Bonnet et Charles Pierre Lys fut chargée de préparer un projet de Constitution. Mis à part César Télémaque, il s’agissait d’hommes jeunes, dans la trentaine, dont certains avaient au moins visité la France et y avaient fait des études.

Toutefois, trois citoyens dominaient l’Assemblée à cause de leur formation dans le domaine du Droit public, Bonnet, Blanchet et Théodat Trichet ; ils firent adopter leurs idées relatives à la forme du Gouvernement, la République, et à la volonté de brider le Pouvoir Exécutif. Le Rapport rédigé et lu par Bonnet, le 27 décembre, à 2h de l’après-midi, traduit leur conception du pouvoir politique et surtout la stratégie qu’ils comptaient mettre en place :

« C’est une vérité incontestable que le meilleur système de gouvernement est celui qui, étant le mieux adapté au caractère et aux mœurs du peuple pour qui il est fait, doit lui procurer la plus grande somme de bonheur ; mais il est également évident et certain qu’il est des principes communs à toute bonne constitution ; le plus essentiel de ces principes est la séparation des pouvoirs, puisque leur concentration dans les mêmes mains est ce qui constitue et définit le despotisme ».

Il parait aussi évident que les rédacteurs de ce texte avaient lu ou entendu parler de L’esprit des Lois de Montesquieu (publié en 1748) et retenu son enseignement relatif à la séparation des pouvoirs dont ils soulignent l’intérêt et l’utilité :

« C’est par la séparation des pouvoirs, citoyens, que les Américains sont devenus nombreux et florissants dans une progression tellement rapide que les annales d’aucun peuple n’offrent un pareil exemple. La séparation des pouvoirs a jeté sur l’Angleterre un éclat que n’ont pu ternir les défauts de son gouvernement ».

Mais là s’arrête la séduction pour ces deux modèles car le système qu’ils proposent implique bien la séparation des pouvoirs mais pas son complément doctrinal et fonctionnel, l’équilibre, qui ne se traduit pas dans leur vision de ce que doivent être les Pouvoirs Exécutif et Législatif. En effet, leur argumentaire est sans équivoque :

« Nous vous proposons donc, citoyens, d’établir un sénat dont les membres seront élus, pour cette fois, par l’Assemblée Constituante et seront pris, à l’avenir, parmi les fonctionnaires publics que le peuple aura désignés ; ainsi le sénat sera composé de militaires qui se seront signalés par des services rendus à la Patrie, et de citoyens qui par leurs vertus auront mérité la confiance publique ».

Déjà apparaît une volonté de contrôle en amont, à travers la composition du Corps législatif, confirmée par le nombre réduit, 24 membres, et la Commission en justifie le choix par un argument fonctionnel l’expédition des affaires de l’Etat (ce sera l’Article 41 de la Constitution de 1806). La suite éclaire sur les intentions des premiers constituants :

« En nous occupant du pouvoir exécutif, nous avons pensé que le titre modeste de Président était celui qui convenait le plus au premier magistrat de la République ; nous vous proposons qu’il soit élu pour quatre ans et qu’il puisse être indéfiniment réélu ; nous vous proposons aussi qu’il ait le commandement de l’armée et qu’il nomme les commissaires près les tribunaux.

Ces pouvoirs et ces attributions qui excèdent ceux que possédait le Directoire exécutif de France rendent extrêmement importante la carrière qu’il va parcourir ; déjà nous entendons la voix du peuple qui lui crie : « Nos représentants vous ont élu à la première magistrature de l’Etat ; ils ont voulu que vous en fussiez le premier citoyen. Honneurs, dignités, fortune, ils ont tout accumulé sur votre tête. Si vous le méritez, vous serez toute votre vie environné de l’éclat du commandement ; mais contribuez à nous rendre heureux ; rappelez-vous qu’il vient un moment où toutes les illusions des hommes se dissipent, et que, lorsque vous serez arrivé à ce terme auquel la nature vous appelle, comme tout autre, vous ne trouverez alors de réel et de consolant que le témoignage d’une conscience irréprochable, ainsi que le souvenir des services à la patrie » (6).

Cette vision et ces principes seront pétrifiés dans la Constitution de 1806 qui accorde pratiquement les pleins pouvoirs au Sénat. Le texte fut voté sans aucun débat. L’Article 42 mérite d’être reproduit :

« Le Sénat a exclusivement le droit : de fixer les dépenses publiques, d’établir les contributions publiques, d’en déterminer la nature, la quotité, la durée, le mode de perception ; de statuer sur l’administration ; d’ordonner quand il le juge convenable, l’aliénation des domaines nationaux ; de régler le commerce avec les nations étrangères ; d’établir des postes ou des routes de poste ; d’établir une règle uniforme pour la naturalisation ; d’établir l’étalon des poids et des mesures, qui seront uniformes pour toute la République ; de favoriser le progrès des sciences et des arts utiles, en assurant aux auteurs et aux inventeurs un droit exclusif à leurs écrits et à leurs découvertes ; de les récompenser de la manière qu’il le juge convenable ; de définir et de punir les pirateries commises en mer et les violations du droit des gens ; d’accorder des lettres de marque et de représailles ; de faire des règlements sur les prises ; de déclarer la guerre ; de former et d’entretenir l’armée ; de faire les lois et règlements sur la manière de l’organiser et de la gouverner ; de pourvoir à la sûreté et de repousser les invasions ; de faire tout traité de paix, d’alliance et de commerce ; de nommer tous les fonctionnaires civils et militaires, les commissaires près les tribunaux exceptés, de déterminer leurs fonctions et le lieu de leur résidence ; de faire toutes les lois nécessaires pour maintenir l’exercice des pouvoirs définis et délégués par la Constitution ;

En un raccourci saisissant mais quelque peu redondant, le texte précise : « en un mot, d’exercer l’autorité législative exclusivement et dans tous les cas ».

L’Article 43 complète les pouvoirs :

« Les relations extérieures et tout ce qui peut les concerner appartiennent au Sénat seul ».

Il s’agit d’une captation institutionnelle de pouvoirs. L’impression qui se dégage de l’analyse et surtout d’un exercice de simulation élémentaire pour la mise en œuvre de ces principes est que ces dispositions ont été adoptées de manière arbitraire, sans une préoccupation élémentaire relative au fonctionnement de l’Etat. En effet, le Sénat n’avait pas les moyens administratifs et humains d’un exercice aussi tentaculaire.

Le Rapport et le texte de la Constitution indiquent clairement les intentions des rédacteurs et l’objectif visé : la stratégie était bien dirigée contre l’autoritarisme présumé de celui qu’ils avaient déjà désigné comme chef du Gouvernement provisoire et qu’ils élirent par la suite comme Président. Les adversaires de Christophe se trouvaient, en fait, pris au piège de leur propre audace : étant donné la personnalité de ce dernier, le rôle qu’il avait joué pendant les guerres de l’indépendance, l’ascendant qu’il exerçait sur les troupes, il était difficile –ou dangereux- de lui enlever la distinction suprême. La parade fut donc de l’enfermer dans un carcan institutionnel qui lui enlevait pratiquement tous les pouvoirs exécutifs avec l’espoir qu’il n’accepterait pas le système mis en place. C’était un coup de poker et il est permis de se demander s’il n’y avait pas une solution alternative qui préserverait leur stratégie.

Mais l’objectif n’était pas d’ordre juridique, produire une œuvre législative cohérente et durable, mais de nature politique, phagocyter le pouvoir d’un homme et cette stratégie allait entacher la nature de la Constitution de 1806 d’un péché originel et lui enlever son caractère de pionnier du système républicain et orienter négativement le fonctionnement du premier Parlement haïtien. Beaubrun Ardouin note, avec sévérité, à ce sujet :

« ..ce n’est pas que le rédacteur du rapport, que ses collègues avec lui ignorassent ces choses [l’équilibre des pouvoirs] ; ils avaient assez de science politique pour ne pas faire ainsi une confusion des pouvoirs. Ils établirent ces principes erronés sciemment, si l’on peut s’exprimer de cette sorte, afin de couvrir la nécessité où l’on se trouvait de brider l’autorité de Christophe s’il acceptait la présidence qu’on allait lui déférer. Leur pensée étant de nommer sénateurs presque tous les généraux qui avaient dirigé la révolution du 17 octobre, et la plupart des hommes qui prenaient une part active au vote de la constitution, il est clair que le Sénat allait diriger effectivement les affaires publiques en nommant les moindres officiers de l’armée et tous les fonctionnaires et employés » (7).

En tout cas, du côté du puissant chef du Nord, il n’y eut pas de surprise ; il est vraisemblable, comme le rapportent les historiens, que le Député Juste Ugonin l’ait, dès le 27 décembre, averti que s’il acceptait la Constitution, il n’aurait pas plus de pouvoirs qu’un caporal. Tous les délégués du Nord, à l’exception de Boucanier, signèrent la Constitution. Toutefois, 25 d’entre eux adressèrent le même jour, une protestation dans laquelle ils rappelèrent tous les accrocs enregistrés depuis le début et qui se terminait par ces propos étranges ou formulés de manière ambivalente :

« En conséquence, nous protestons contre notre signature apposée sur l’acte soi-disant constitutionnel de ce jour, fruit de l’intrigue et de la malveillance, et contre tout principe de justice et d’équité » (8).

Un Sénat omnipotent puis devenu velléitaire

Au cours de la même conjoncture concentrée sur deux jours, les 27 et 28 décembre, les hommes conduits par Pétion ont proclamé la République, jeté les bases d’un nouveau système politique déséquilibré mais immédiatement opérationnel, et procédé à deux élections, d’abord celle de Christophe par 53 voix sur 68, 14 au Général Romain et 1 à Pétion ; ce faisant, l’Assemblée Constituante inaugura une pratique qui sera renouvelée à plusieurs reprises au cours de l’histoire, celle qui consiste à nommer le chef du Pouvoir Exécutif avant de se séparer. Puis, elle s’appliqua à choisir les membres du Sénat. Ces deux élections étaient destinées à organiser le nouveau cours des choses.

Les Sénateurs suivants ont été élus, conformément à l’Article 44 de la nouvelle Constitution : pour trois ans : Daumec, Daguilh, Simon, F. Ferrier, Bonnet, Théodat Trichet, Manigat et Yayou ; Pour six ans : César Télémaque, Barlatier, Depas Medina, Magloire Ambroise, Thimothé Aubert, Blanchet jeune, Magny et Charéron ; Pour 9 ans : Pétion, Gérin, Lys, David Troy, Fresnel, Lamothe-Aigron, Paul Romain et Toussaint Brave.

Des 24, 19 avaient siégé à l’Assemblée constituante ; F. Ferrier avait signé la lettre de protestation des délégués du Nord : selon Beaubrun Ardouin, « il n’avait accepté le sénatorial que pour continuer à être l’espion de Christophe : le 21 avril, il donna sa démission » (9).

Le premier Parlement haïtien élu donc le 28 décembre 1806 prit officiellement fonction le 31 dans un climat fiévreux ; il se déclara en permanence, procéda à la prestation de serment de ses membres, élit César Télémaque comme Président, prit contact avec les chefs militaires au sujet des dispositions stratégiques pour la défense de la capitale. A cause de la guerre civile qui a éclaté en ce jour symbolique du 1er janvier 1807, les nouveaux Sénateurs ne commencèrent véritablement leurs travaux qu’à la mi-janvier car ceux d’entre eux qui commandaient des troupes se trouvaient tout de suite happés par leurs obligations militaires. Le Sénat comptait en effet, 4 Généraux de division (Pétion, Gérin, Romain, Toussaint Brave) ; 6 Généraux de brigade (Lamothe Aigron, Théodat Trichet, Depas Medina, Magny, Magloire Ambroise, Yayou) ; 2 Adjudants Généraux (Blanchet jeune et Bonnet) ; 1 Chef de bataillon (David Troy) et 1 colonel (Lys). Les Sénateurs civils (Simon, trésorier à St Marc, Ferier, négociant au Cap, César Télémaque, contrôleur de la marine au Cap, les trois commissaires, Fresnel au Cap, Daguille à l’Anse à Veau, Daumec à St Marc, les deux juges Manigat à Fort Dauphin, Barlatier à Mirebalais, un Administrateur Chareron et Thimothé) estimèrent plus prudent de se réfugier en province comme d’ailleurs une bonne partie de la population de Port-au-Prince. Même amputé de la plupart de ses membres le Sénat transporta son siège à Léogane.

Un monocamérisme de fortune

L’inauguration du monocamérisme n’a pas été le produit d’un choix lucide ou la conséquence logique de discussions entourant l’adoption d’un système politique. En fait, la préoccupation était plus de fond que de forme, le contenu et l’étendue du pouvoir législatif et l’usage qui en serait fait plus importants que le cadre dans lequel celui-ci se manifesterait. C’était une approche éminemment pragmatique et les rédacteurs auraient pu opter pour un Parlement bicaméral en accordant les mêmes pleins pouvoirs au Sénat. La Chambre unique offrait toutefois deux avantages : d’une part, la concentration dans une même entité des compétences disponibles et sur lesquelles les adversaires de Christophe savaient pouvoir compter ; de l’autre, une utilisation contrôlée de ces pouvoirs exorbitants dont les Sénateurs faisaient la toute première expérience sans préparation préalable. Ainsi, ce choix dicté par les évènements, et hâtivement délibéré dans l’urgence, se justifiait par l’association de considérations humaines et de préoccupations fonctionnelles.

En tout état de cause, l’objectif visé n’était pas de construire un système appelé à durer, mais une manœuvre circonstancielle. Les péripéties de la guerre civile non prévue dans sa soudaineté et sa durée, ont pris les dirigeants de l’Ouest de court et ils ont du s’accommoder de ces principes constitutionnels lesquels désormais devront s’appliquer non avec Christophe, mais avec Pétion le principal promoteur de la Constitution de 1806.

Aussi, pour apprécier ce que représente ce premier Parlement monocaméral de l’histoire politique du pays, il convient de le replacer dans un contexte précis, le temps de son déploiement sur dix ans, de 1807 à 1816, en retenant trois horizons, trois références essentielles : les dispositions constitutionnelles, l’usage qu’en a fait le Sénat et l’attitude de Pétion. Ces trois axes croisés de visée du phénomène permettent d’identifier quatre périodes inégales et d’intensité variable dans ce face à face qui va s’installer entre Pétion et le Sénat :

Un consensus obligé du 10 mars 1807 au 1er janvier 1808 : restitution ad nominem des attributions exécutives à Pétion. Le temps de l’affrontement : du 1er janvier au 7 décembre 1808 : escalade au profit de Pétion. Un intermède en forme de triomphe du Président : du 7 décembre 1808 au 8 mars 1811. Le temps de la normalisation : du 8 mars 1811 à la publication de la Constitution de 1816.

Un consensus obligé : 10 mars 1807-1er janvier 1808

Il est permis d’avancer l’hypothèse que ceux qui ont monté ce système de la domination du Sénat anticipaient le refus de Christophe de l’assumer, mais qu’ils ne pensaient pas qu’ils auraient, en même temps, à s’accommoder d’un autre titulaire du Pouvoir Exécutif, aux exigences de l’exercice du pouvoir exorbitant qu’ils s’étaient attribué et aux contraintes stratégico-militaires d’une guerre civile.

L’Article 68 de la nouvelle Constitution forgée sur mesure, prévoyait un délai de 15 jours passé lequel on pouvait entériner un refus ; et afin de donner une apparence de légalité à des solutions alternatives, le Sénat adressa un ultimatum à Christophe pour qu’il acceptât formellement la Présidence qui venait de lui être accordée ; le 27 janvier, il le révoqua de ses fonctions et le 9 mars, il se réunit sous la présidence de Jean Louis Barlatier et procéda à l’élection d’Alexandre Pétion par 13 voix contre 1 à Gerin, 1 à Magloire Ambroise et 1 à Yayou. Le commandant du Département de l’Ouest paraissait plus malléable que Gerin, celui du Sud, qui avait toutefois espéré obtenir au moins l’appui des 5 Sénateurs du Sud (Théodat Trichet, Depas Medina, Charles Daguille, Blanchet jeune et David Troy) ; mais il a exaspéré ses collègues par son attitude. Le lendemain 10 mars, les Sénateurs reçurent le nouveau Président « assis et couverts » alors que ce dernier écouta les discours « debout et découvert » : c’était un détail protocolaire mais qui indiquait leur volonté d’affirmer, dès le début, leur préséance de représentants, même à l’égard de leur ancien collègue (10).

Avant la prise de fonction de Pétion, le Sénat adopta une série de lois : résiliation des baux à ferme accordés par Dessalines, amnistie à tous ceux qui avaient été condamnés avant la Constitution de 1805, loi sur les patentes, remplacement du « quart de subvention » qui pesait lourdement sur le cultivateur par l’impôt territorial, suppression des droits d’exportation sur le sucre, le sirop, le tafia ; organisation du cabotage.

La plus significative de toutes ces décisions fut le projet de loi sur l’organisation de l’administration dont les justifications furent énoncées le 25 février par Bonnet, au nom du Comité des Finances. Ce texte établit, sous l’autorité du Sénat, un système centralisateur qui concentrait les pouvoirs de gestion des finances et toute l’organisation du l’Etat dans un seul service dirigé par un Secrétaire d’Etat agissant sous son contrôle. L’option fédérale avait été pressentie mais elle n’avait pas abouti malgré l’insistance de quelques amis du Général Gérin qui s’en faisaient les défenseurs. A cause de cette divergence fondamentale qui risquait d’affaiblir le Corps à un moment où il était indispensable d’en assurer la cohérence, la loi elle-même ne sera adoptée que le 12 mars.

Entre temps, le 4 mars, il remplaça les Sénateurs Romain, Toussaint Brave, Magny et Charéron qui n’avaient pas prêté serment, ayant pris le parti de Christophe, et élit à leur place Montbrun, Larose, Pélage Varein et Modé ; à l’exception de Montbrun, les autres acceptèrent : il sera remplacé le 30 mars par Louis Leroux.

L’épreuve de l’exercice du pouvoir a contraint le Sénat non à rétablir un équilibre institutionnel plus rationnel, mais à transférer quelques unes de ses responsabilités constitutionnelles au Chef de l’Etat ; dès le 12 mars, par Arrêté, il « autorise » le Président à pourvoir aux postes vacants dans l’administration ; le 21, il précise que « sans déroger à l’acte constitutionnel », il lui délègue le droit de conduire « provisoirement » la politique extérieure du pays et de signer des traités d’alliance et de commerce » (accroc à l’Article 42). Enfin, le 1er juillet, en application de la Constitution qui d’ailleurs l’autorise à le faire, il décide de s’ajourner jusqu’au 1er janvier 1808 à moins que, précise le Décret, « le bien public n’exige sa convocation avant cette époque ».

Il s’agit, bien entendu, d’un accommodement dicté par les circonstances et par une certaine raison ; le transfert de quelques uns des pleins pouvoirs était d’ailleurs subordonné à l’obligation du Président de soumettre tous les actes et règlements faits durant son ajournement. Il mit sur pied un Comité permanent composé des Sénateurs Modé, Barlatier, Manigat, Leroux, Neptune et Depas Medina ; ce Comité était renforcé par un Conseil composé des Sénateurs Magloire Ambroise, Fresnel, César Télémaque, Pelage Varein et Daumec ; les deux étaient chargés de suivre le comportement de Pétion. Enfin, il publia une « Adresse au peuple et à l’armée » dans laquelle il mit en garde « les hommes pervers », les factieux et surtout les détracteurs du Sénat contre toute tentative de subversion ; il rendit un vibrant hommage à Pétion :

« Vous n’avez rien à craindre, citoyens, pour votre liberté, pendant l’ajournement du Sénat. L’homme que nous avons mis à la tête du gouvernement est connu dans toutes les parties de notre île. Il a combattu pour la liberté ; il ne souffrira pas que l’on conspire contre elle. Le chef du gouvernement vit au milieu de vous comme un père au milieu de sa famille. Il a le bonheur d’être du petit nombre de ceux qui ont traversé, durant quinze ans, toutes les tempêtes révolutionnaires sans contracter aucune souillure. Il n’a rien ravi à la veuve ni à l’orphelin. Il n’a jamais fait couler les larmes de personne. Citoyens, ralliez-vous donc à vos lois et à votre président qui en garde le dépôt » (11).

Ainsi, au cours des premiers mois du Gouvernement d’Alexandre Pétion, la force des circonstances semble avoir orienté le fonctionnement des institutions, par delà les personnes, vers un point d’équilibre, fragile mais opérationnel, malgré la rigidité des dispositions constitutionnelles qui ne suscitaient aucun accommodement.

Le temps de l’affrontement : 1er janvier-7 décembre 1808

La détérioration des relations entre Pétion et le Sénat, déjà en gestation sur la base des prérogatives fixées par la Constitution, ne tarda pas à se manifester au grand jour.

D’un côté, Pétion prit l’habitude de gouverner de manière autonome, en exploitant les pleins pouvoirs que le Sénat lui avait imprudemment concédés, affectant la conception même des responsabilités exécutives, alors que pour le Sénat il s’agissait d’une simple délégation momentanée dictée par les nécessités de la guerre contre Christophe, d’autant qu’entre temps, ce dernier avait franchi un pas décisif dans l’antagonisme, passant de la réplique militaire à la traduction institutionnelle par la création de l’Etat du Nord sanctionnée par la Constitution du 17 février 1807 qui le nommait président et généralissime des forces de terre et de mer d’Haïti (Articles7 et 8) et consolidée par une organisation administrative et l’adoption de diverses lois (organisation des tribunaux, successibilité des enfants naturels inspirée du Code Napoléon, en particulier).

De l’autre, le Sénat, dès la rentrée parlementaire, le 4 janvier 1808, adressa un message au Président par lequel « toujours jaloux d’entretenir la bonne harmonie qui doit exister entre le corps législatif et le pouvoir exécutif », il l’informait de la reprise de ses travaux et de la récupération de ses pouvoirs. Après lui avoir rappelé certains principes de gestion financière, il « persist[a] » à lui rappeler ses obligations et surtout les engagements acceptés au moment du transfert des prérogatives et lui demanda de lui faire connaître la situation intérieure du pays, dans le moindre délai possible, celle des armées et l’état des finances. Le Président répondit avec habileté en soulignant d’ailleurs qu’il communiquerait ces informations requises autant qu’il sera en son pouvoir de le faire et qu’il attendait le rapport du Secrétaire d’Etat sur l’état des finances . Il termina sa lettre du 6 janvier par ces propos consensuels :

« Je partage avec vous, citoyens sénateurs, le désir que vous manifestez de voir une harmonie parfaite subsister entre vous et le chef du gouvernement. C’est le moyen d’arriver plus facilement au but que nous tendons, qui est le bonheur de nos compatriotes » (12).

Une controverse juridique s’est d’ailleurs présentée : selon les termes du Décret du 1er juillet 1807, l’ajournement du Sénat accompagné du transfert de ses pouvoirs constitutionnels à Pétion devait normalement prendre fin le 1er juillet 1808, aussi un acte de récupération n’était pas nécessaire. Un point à souligner c’est l’habitude prise par les représentants des deux Pouvoirs de correspondre par des « Messages » et qui va perdurer tout au long de l’histoire parlementaire du pays.

Mais les Sénateurs crurent bon de publier, le lendemain, une « Adresse au peuple haïtien » pour exprimer deux préoccupations complémentaires : d’un côté, ils se félicitent du fait que le Président a utilisé les moyens institutionnels qu’ils lui avaient momentanément transférés ; d’un autre côté, ils soulignent que ces mesures adoptées devaient être mises à exécution « avec plus de fermeté qu’elles ne l’ont été jusqu’à ce jour ». C’était une manière de lui rappeler qu’il n’a pas su profiter, pour le bien du pays, de cette mesure pratiquement a-constitutionnelle. C’était l’expression à la fois d’un regret et d’un reproche.

Entre temps, le Sénat enregistra sa première réduction avec la démission du Général Gérin parce qu’Il avait « peu de vocation pour le genre de déclaration qui convient dans les délibérations », mais il conserva sa charge de commandant du Département du Sud ; Yayou fut exécuté à la suite d’un affrontement avec les troupes de Pétion, à la fin du mois de juillet 1807 ; le doyen César Télémaque décédera le 21 mars ; Magloire Ambroise, impliqué dans un complot, s’empoisonna dans sa cellule dans la nuit du 6 au 7 décembre.

Malgré tout, il s’attela à légiférer sur divers points ; parmi les décisions adoptées, il convient de souligner celle prise le 3 mars concernant l’organisation du service de santé des hôpitaux, une autre sur la valeur des monnaies. Dans un geste destiné à montrer leurs bonnes dispositions compte tenu de l’état financier du pays, les Sénateurs renoncèrent, le 18 mars, à leurs émoluments à partir du jour où l’Assemblée s’ajournerait ; ce n’était pas seulement symbolique car, selon l’Article 73 de la Constitution de 1806, « les membres du Sénat reçoivent une indemnité annuelle évaluée à quatre gourdes par jour ».

L’antagonisme était maintenu. Il culminera avec les Remontrances adoptées le 28 juillet 1808 que le Sénateur Daumec, à la tête d’une délégation, achemina au Palais et lut au Président. Ce texte est un véritable réquisitoire adressé non selon l’habitude prise dans la correspondance entre les deux Pouvoirs au « citoyen Président », mais au « Président d’Haïti ».

« Abreuvé d’amertume », le Sénat souligne qu’il a fait preuve de patience et de compréhension, mais il a été affecté par « le peu de cas que le pouvoir exécutif a fait de ses différents messages. Or, l’Article 125 de la Constitution ne reconnaît à ce dernier que le droit de surveiller la perception et le versement des contributions publiques ». Il lui assène un véritable cours de Droit Constitutionnel :

« La Constitution n’a point été mesurée au caractère de tel ou tel individu : elle a été faite à la mesure des principes ; elle est calculée de manière à couvrir la liberté publique ». Au cas où il l’aurait oublié, il lui rappelle que « si les attributions données au pouvoir exécutif ne sont pas plus extensives, il doit vous en souvenir, Président d’Haïti, vous les avez vous-mêmes restreintes par vos observations judicieuses. Et en admirant les principes qui vous ont toujours caractérisé -principes qui ont décidé le sénat à vous placer à la tête du gouvernement- ses membres ne pourront jamais trop déplorer le motif qui ont fait naître une tiédeur entre les deux pouvoirs de la République qui sont liés à la Constitution par un serment solennel » (13).

Et ce chantage à peine voilé :

« Et si, par une fatalité inconcevable, la situation de la République ne devait point changer, plutôt que de s’associer aux malheurs à venir, le sénat va abdiquer toute mission ».

Dans les annales de la vie politique haïtienne, on enregistrera plusieurs cas d’antagonisme entre les deux Pouvoirs, mais cette initiative du 28 juillet demeure singulière dans sa forme et dans son esprit. Et Pétion, rapportent les historiens, écouta ces remontrances en silence, promit d’y répondre mais n’en fit rien.

Un intermède en forme de triomphe du Président : décembre 1808-8 mars 1811

Le Sénat semble avoir surestimé non seulement les effets de l’application de ses pouvoirs, mais surtout les atouts dont il disposait face à un homme, apparemment placide mais fin calculateur, et qui savait pouvoir compter sur trois éléments favorables : le prestige issu de sa participation aux guerres de l’indépendance, l’auréole que confère la position de chef d’Etat qui va d’ailleurs assurer désormais l’autorité de ses successeurs ; son ascendant sur les troupes, en particulier celles du Département de l’Ouest. En face de lui, le Sénat campait sur une légitimité douteuse, théorique et donc inaccessible à la compréhension populaire et en outre fondée sur un abus de pouvoirs même constitutionnalisés.

Il voulut se protéger physiquement et institutionnellement en décidant, le 1er août, d’augmenter l’effectif de sa garde personnelle qui passa « des quelques 4 soldats en lambeaux représentant plutôt la garde d’une tabagie que celle des représentants du peuple » (14) à 200 grenadiers, initiative que d’ailleurs Pétion approuva en en confiant astucieusement le commandement à Jean Pierre Boyer, chef de son Etat-Major et attaché à sa personne.

Mais curieusement, le 4 août, le Sénat crut opportun de rapporter le Décret du 1er juillet 1807 par lequel il s’était ajourné et avait confié le pouvoir législatif à Pétion. L’initiative était politiquement significative mais juridiquement ambiguë dans la mesure où l’ajournement avait pris fin dès le 1er janvier 1808 rendant de ce fait caduques toutes les prérogatives prises par la suite.

L’escalade, par Messages interposés assortis de menaces militaires se poursuivit. Poussant leur avantage, les Sénateurs s’enhardirent jusqu’à interpeller le Président avec l’intention de le destituer ; ce dernier s’y refusa ; on rapporte même qu’à cette occasion, Pétion s’écria : « Ces messieurs veulent être des Cassius et des Brutus ; mais ils ne trouveront pas en moi un César » (15) ; et il avertit que s’ils ne se dispersaient pas, il les ferait chasser par la force. Le Sénat décida de s’ajourner en décembre 1808, cette fois pratiquement sine die car son retrait politique ne devrait prendre fin que deux ans et demi plus tard, le 11 mars 1811.

Le temps de la normalisation : du 8 mars 1811 à la Constitution de 1816

C’est la plus longue période mais cet étalement dans le temps a produit une remise en perspective institutionnelle dans le sens d’un rééquilibrage forcé, des prérogatives exécutives et législatives. Ce mouvement pendulaire de portée variée, amorcé depuis 1807, va renforcer le pouvoir de Pétion et pratiquement dans ce conflit inégal avec les Sénateurs, même s’il n’était pas perçu comme tel, c’est lui qui sortira gagnant et, par delà sa personne et l’influence personnelle qu’il a exercée, ce sera la victoire du Pouvoir Exécutif sur le Pouvoir Parlementaire. Les péripéties des phases précédentes, les conditions de la vie politique, l’état du pays vont magnifier ce triomphe et en sortira non un système rééquilibré, mais un régime marqué par l’omnipotence présidentiel. La partition territoriale du pays va jouer en faveur de Pétion. Dans le Nord, après avoir triomphé des résistances du Nord-Ouest février 1807 et renoncé au projet de conquérir l’Ouest, Christophe consolide son pouvoir a travers la Constitution du 17 février 1807. Tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains de Christophe nommé à vie avec le droit de désigner son successeur (Article 7) : c’est l’antithèse de la Constitution de 1806. Un Conseil d’Etat de 9 membres nommés par le Président « dont les deux tiers au moins sont des généraux » est créé avec pour seules fonctions recevoir les projets de lois présentés par le Président, de les rédiger de la manière jugée convenable, mais ce dernier détient le droit de veto contre ces lois. En 1811, il fait fabriquer une nouvelle Constitution à seule fin d’établir la Monarchie héréditaire au profit des seuls descendants mâles « à l’exclusion des femmes » (Article 1er) ; la justification développée dans un long Préambule ne relève pas de l’appréciation de cette forme de pouvoir mais du panégyrique à la gloire de Christophe. Pratiquement, le Conseil d’Etat se saborde au profit du Grand Conseil et du Conseil Privé (Article 23). Il est d’ailleurs prévu que « tous les actes du Royaume seront publiés et promulgués au nom du roi et scellés » (Article 2) selon la formule suivante, aux accents sacramentels : « Nous, par la grâce de Dieu et la loi constitutionnelle de l’Etat, roi d’Haïti, à tous présents et à venir, salut » (Article 34).

Il développe un système de gouvernement autoritaire, s’applique à rétablir l’ordre et la discipline même au prix de mesures arbitraires, édicte des lois connues sous le nom de Code Henry introduit des éléments de moralisation de la vie sociale (obligation du mariage, loi sur les enfants naturels), développe un système d’éducation efficace et moderne inspiré des méthodes anglaises dites de Lancaster.

De nombreux mouvements de sécession vont troubler la vie politique du pays, mais l’expérience du Nord aura été la plus durable, la mieux organisée et, dans une certaine mesure, elle demeure exemplaire ; atypique dans sa forme elle ne saurait toutefois être utilisée pour illustrer la dualité des expériences parlementaires dans la pays. Le Conseil d’Etat tant qu’il a survécu peut bien être considéré comme un Parlement monocaméral, mais sa genèse, son mode de fonctionnement, (même la fabrication des lois lui a échappé) font qu’il se présente plus comme un Conseil au mieux consultatif auprès de Christophe. Avec le recul du temps qui autorise toutefois une appréciation historiquement fondée, il est permis d’imaginer ce qu’eut été le pays tout entier si Christophe avait réussi à vaincre l’Ouest. En effet, Pétion, malgré sa réputation de débonnaire, n’a pas été moins autoritaire que lui ; mais la République puis le Royaume du Nord a accumulé un développement économique et social, un système d’éducation, une moralisation de la vie politique que ‘on ne retrouve pas dans la République de l’Ouest.

Dans le Sud, les tentatives séparatistes n’auront pas connu la même fortune. Certes, le 2 novembre 1810 est publié l’Acte de scission du Sud avec Rigaud ; un Gouvernement départemental du Sud et une Assemblée départementale furent même créés. Curieusement, cette Assemblée reconnaissait Pétion comme Président d’Haïti ; mais cet Etat fragile ne survécut pas à la mort de Rigaud dans la nuit du 17 au 18 septembre 1811 ; trois jours plus tard, le Général Borgella fut choisi pour lui succéder, mais l’expérience était condamnée. Ainsi, c’est en vertu d’une évolution naturelle et acceptée que, le 22 mars 1812, le rattachement du Sud à la République de l’Ouest fut effectuée.

La réduction des membres du Sénat ne cessa d’infirmer le corps. Au 17 décembre 1808, jour de son ajournement, il était composé de 21 membres ; de cette époque au 17 février 1811, 5 étaient morts (Barlatier, David Troy, Thimoté, Gérin et Lamarre), 5 avaient terminé leur mandat (Daumec, Daguille, Simon, Théodat Trichet et Manigat), 4 se trouvaient dans le Sud. Le 9 mars 1811, le Sénat réduit à 5 membres présents dans la capitale avait réélu Pétion pour un nouveau mandat ; à cette occasion, il mit en application une clause étrange de la Constitution de 1806 (Article 68) qui accorde à des Sénateurs, quel que soit leur nombre, le droit de constituer le corps après épuisement d’un délai de 15 jours accordé aux absents pour se joindre à eux. Les formes constitutionnelles ont été respectées : le 20 février, les 5 membres présents avaient invité ceux du Sud à se rendre à Port-au-Prince ; seul Pelage Varein qui se trouvait à Miragoâne répondit, mais il ne fit pas le voyage ; aussi, le 8 mars, à l’épuisement du délai, les 5 constituèrent le Sénat et entrèrent formellement en session ; de son côté, Pétion remit le pouvoir provisoirement à l’Administrateur Général des Finances qui avait remplacé le Secrétaire d’Etat ; ce dernier en informa le Sénat lequel, en application de l’Article 109, proclama à l’unanimité la réélection de Pétion qui prêta serment le lendemain. La défection d’un seul Sénateur de l’Ouest aurait pu faire pencher la balance au profit du Sud lequel aurait pu faire élire l’un des siens

Mais ce qu’il importe de souligner c’est que le Sénat qui s’était voulu omnipotent a été en quelque sorte pris au piège des contingences imprévisibles en 1806 et sa volonté autocratique n’a pas résisté à l’impact d’un jeu politique mené de main de maître par le principal auteur de ses ambitions tentaculaires lequel, au lieu de conduire celles-ci contre Christophe, s’est trouvé de l’autre côté de cet affrontement bipolaire devenu vite asymétrique.

En fait, les deux avaient besoin l’un de l’autre, le Sénat croupion pour opérer une résurrection par un acte institutionnel, l’élection d’un président, plus éclatant que la morne production législative au demeurant peu connue ; Pétion pour donner à sa réélection l’apparence de la légalité. Aussi, au tout début de la vie parlementaire et après seulement quelques années de fonctionnement, la raison manœuvrière du côté de Pétion et capitulatrice du côté du Sénat a prévalu sur le Droit.

Les relations entre les deux Pouvoirs, quoi qu’épisodiques, s’engagèrent dans une phase de normalité morose et prudente. Il n’y eut de part et d’autre ni Messages accusateurs ou défensifs, ni Adresses au peuple d’ailleurs tenu en dehors de ces joutes au sommet. Dans les organes de l’Etat, on semblait s’accommoder d’une situation constitutionnelle bancale mais politiquement confortable. Le Sénat, par initiative propre ou sur demande du Président, adopta une série de lois (sur les enfants naturels, le 10 novembre 1813 par exemple). Pétion de son côté publiait des Arrêtés qui étaient considérés comme des Lois et il les faisait insérer dans Le Télégraphe lequel passait pour Journal Officiel jusqu’à la création du Moniteur par décision du Président Philippe Guerrier, le 8 février 1845.

C’est tout naturellement que, le 9 mars 1815, encore réduit à 6 membres, le Sénat procéda à une nouvelle réélection de Pétion. A cette occasion, le Sénateur Lys, président du Corps adressa un singulier hommage à ce dernier :

« Vous êtes dans le sanctuaire des lois, en présence des mandataires du peuple, au milieu des magistrats de la nation et de toutes les autorités civiles et militaires, pour remplir les formalités prescrites par l’Article 107 de la Constitution.

Président d’Haïti,

En vous proclamant pour la troisième fois Premier Magistrat de la République, le Sénat aurait désiré qu’il fut en son pouvoir de vous dispenser de ce serment, attendu que vous en avez surpassé les obligations » (16).

C’était le dernier acte d’une expérience entamée dans l’illusion qui a sombré dans une déliquescence fonctionnelle (nous dirions aujourd’hui dysfonctionnement). En décembre 1815, le Sénat organise des élections pour renflouer sa composition ; le 5 octobre, Pétion avait instruit les commandants d’arrondissement de prévenir les habitants des communes à former des assemblées paroissiales afin de renouveler le tiers du Sénat ; entre le 10 et le 20 novembre, des listes ont été acheminées au Corps qui procéda à la nomination de 8 Sénateurs, conformément aux Articles 49 et 50 de la Constitution. Les Généraux Boyer et Frédérique préférèrent leur fonction militaire ; Jean François Lespinasse et Louis Auguste refusèrent ; Pierre Simon et Charles Daguille furent réélus ; Charles Panayoti, Antoine Hilaire, Auguste Hogu, Jean Baptiste Bayard intégrèrent le Corps. Malgré cette adition, il ne retrouva pas sa composition initiale. C’est ce Sénat émasculé qui décida, du moins officiellement, de réviser la Constitution de 1806.

Le monocamérisme qui a marqué les débuts du parlementarisme d’une manière non exemplaire, a reposé sur des bases plus pratiques que conceptuelles. S’il faut trouver un ancêtre à ce Sénat qui se voulait omnipotent, il faudrait peut être, par une voltige temporelle de longue lancée, faire intervenir l’antique Sénat romain ; mais malgré la culture de certains constituants, cette référence n’avait pas été évoquée, encore que la notion de dictature à la romaine ait affleuré dans certains débats et sera ouvertement retenue comme modèle, mais bien plus tard, lors de l’Assemblée Constituante de 1843.

Nous sommes en présence d’une expérience conçue en fonction d’un homme dont il fallait à l’avance briser les tendances autoritaires supposées. Mais ce faisant, le système n’a pas été généré comme un frein durable mais comme une démarche anti-personnelle : au profit d’un corps ou au bénéfice d’un homme, cette dictature instituée mais finalement atrophiée, n’intégrait pas les mécanismes d’équilibre dont l’absence avait justifié la fin de l’Empire au profit d’une République plus raisonnable. En témoigne précisément une double mutation : d’une part, le passage d’un bénéficiaire théorique collectif, le Sénat, à un individu qu’on n’attendait pas, Pétion ; de l’autre le transfert qui deviendra évident à partir de 1816 des prérogatives accordées à un homme à une entité institutionnelle, la Présidence de la République.

A partir de 1816 jusqu’en 1918, le pays fera l’expérience du bicamérisme avec la création de la deuxième Chambre qui subsistera sous des appellations diverses : Chambre des représentants des communes (1816) ; Chambre des représentants (1846, 1849, 1874, 1888) ; Chambre des communes (1843, 1867, 1879, 1889) ; Chambre des Députés à partir de 1918. Alors que le Sénat a conservé son identité originelle, parfois appelée « Chambre Haute » ; mais il demeure impropre de parler, comme on le fait couramment, de « Chambre du Sénat ».

Pendant 12 ans, de 1918 à 1930, le Conseil d’Etat fera fonction de Parlement, marquant un retour, par la petite porte, du monocamérisme. Un mouvement irrégulier du balancier fera resurgir le bicamérisme de 1930 à 1957 date à laquelle le système duvaliérien imposera de nouveau le monocamérisme. Enfin, la Constitution de 1987 réinstallera le bicamérisme.

Ainsi, en 200 ans, le système de la Chambre Unique, initié en 1806 aura comblé seulement 51 années de l’histoire politique du pays. Certes, les mérites de l’une et l’autre formules ne sauraient se réduire à leur durée respective pétrifiée dans une histoire nationale passablement mouvementée. Des voix se sont régulièrement élevées, y compris de nos jours, pour au moins poser la question de la meilleure structure qu’il faudrait au Parlement national. Dans ce débat resté jusqu’ici aérien tant le sujet est sensible et même polémique, les arguments d’ordre financier ou relatifs à la lourdeur de la « navette » requise pour l’adoption des lois ne semblent pas convaincants, car on pourrait leur opposer, surtout au second, des vertus démocratisantes. Cela dit la porte demeure ouverte pour une réflexion sur la question, académique et citoyenne, sereine et dégagée des contingences électorales, évaluée non seulement par référence à la structure bipolaire ou pas, mais surtout au critère de la représentativité nationale à la fois territoriale et démographique d’une part, et de l’autre en harmonie avec des activités d’une fonction parlementaire dépouillée des envolées lyriques et de l’éloquence qui ont caractérisé tous les Parlements du monde y compris le nôtre (le verbe fleuri a eu ses beaux jours), mais devenue plus technocratique axée sur la recherche de solutions à des problèmes fondamentaux, économiques et sociaux.

Mais nous n’en sommes pas encore là et, en tout état de cause, il faudrait pour ce faire, élaborer une nouvelle Constitution.

Références :
Linstant de Pradines : Recueil des Lois et Actes du Gouvernement d’Haïti, p. 155.
Thomas Madiou : Histoire d’Haïti, Editions Deschamps, 1988, Tome III, p. 441.
Linstant de Pradines : op. cit. p. 191. Id. P.464.
Thomas Madiou : op. cit. p. 322
Beaubrun Ardouin : Etudes sur l’Histoire d’Haïti. Volume 2, Tome Sixième, p. 101. Editions Fardin, 2004.. Id. p. 102. Ibid. pp. 103-104. Ibid. p. 104, Note 1.
Ibid. Tome Septième, Chapitre V, p. 6. Op. cit. pp. 87-88.
Op. cit. Tome Septième, Chapitre VIII, p. 31
Le texte complet est publié in Beaubrun Ardouin : op. cit. Chapitre IX, pp. 10-12. Ibid, p. 52. Ibid. p.12, Note 3.
Ibid. Tome Huitième, Chapitre III, pp. 34-3




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