Nos amis les Eveillard, les Boucicaut, les Michaux, les Fabius, les Cinéas, les Coicou, les Dorsainville, les Joseph, les Pierre Louis étaient tous des fans d’Ansy Dérose. Dans les petites coccinelles de Coicou, et de Cinéas, nous passions, de maison en maison, récupérer les amis et leurs sœurs respectives au Canapé Vert, à l’Avenue Poupelard, au Bois Verna, au Bel Air, à la ruelle chrétien, et bien d’autres encore...
En ces temps là, le Canapé Vert sentait les fleurs de jasmin et nous pouvions nous promener à des heures indues sans être inquiétés. Nous guettions, évidemment, le moindre spectacle du chanteur dans la capitale pour aller respirer un grand bol d’air culturel. Ce fut tantôt au ciné Triomphe, au Rex théâtre, au Colisée, en tout cas, nous nous arrangions pour être là. Partout où le chanteur se produisait nous étions toujours, aux premières loges quitte à économiser nos maigres ressources.
L’essentiel était d’être là, de le voir en chair et en os. A l’époque, la solidarité n’était pas un vain mot, nous mettions en commun le moindre sous que nous possédions pour qu’il ne manque personne.
Un jour où il jouait à guichet fermé, c’était au Ciné Paramount, nous étions arrivés en bande. Un homme au regard sévère nous lança à brûle pourpoint qu’il n’y avait plus de place, et que de toutes manières nous dit-il dans un français impeccable « le prix des billets a augmenté, je ne crois pas que vous puissiez payer l’entrée. »
Pour ce soir-là, il avait anéanti notre raison de vivre. Nous étions déboussolés, littéralement désarçonnés. Etait-ce une bénédiction du ciel ou encore un jour béni des dieux ? Nous l’ignorions, mais ce que nous savions est que monsieur Ansy Dérose, en tenu de gala, passait par là. Il dut voir notre désappointement et est spontanément venu nous dire « mesyé ki problèm ».
Ce jour-là, nous pouvions admirer de près notre idole, et d’autant plus qu’il donna l’ordre formel qu’on nous laisse entrer sans payer le prix des tickets. Nous voilà donc marchant devant monsieur Ansy Dérose. Nous nous sommes assis au premier rang et pour les collégiens pauvres, sans le sou, que nous étions, c’était notre jour de gloire. Le costaud mulâtre n’était plus dans son assiette et s’était fâché tout rouge de nous voir au premier rang.
Voir monsieur Ansy Dérose sur scène était toujours un spectacle grandiose, nous étions là non pas pour les textes mais d’abord pour le spectacle. Cette voix charnelle qui envahissait la salle, nous commencions en premier à l’entendre, et ensuite à méditer sur les textes.
C’est quelques années plus tard que nous avons pris l’habitude de les analyser. Analyser en toute sérénité la poésie d’Ansy Dérose nous pousse non seulement à découvrir d’autres facettes de l’auteur « d’Anacaona » mais aussi les richesses artistiques de cette poésie sortie tout droit des entrailles. Les vers de monsieur Dérose font appel à des images métaphoriques déversées comme un torrent dans une embouchure de l’Artibonite.
Avec ses habits clinquants, son nœud de papillon placé à la perfection, il chantait, dansait, mimait. Bref, il était un artiste complet. Sur scène, il gesticulait, les bras en l’air largement ouverts comme une offrande à son public. Sa voix donnait le ton à ses chansons : tantôt mélancolique, tantôt fiévreuse, parfois mélodieuse, ce qui faisait d’Ansy Dérose un chanteur aux talents exceptionnels.
Une beauté époustouflante se dégageait de ce corps musclé qui bougeait tout le temps d’un bout à l’autre de la scène. On décelait de prime abord un front large, de beaux yeux gris clairs comme des canaux où coule de l’eau pure. Il chantait comme personne, sa femme Yole fut à la bonne école, comme elle, face au public, il faisait don de son corps.
A chaque fois, ses gestes sont précis, ses grandes mains s’ouvrant et se refermant dans une harmonie musicale traduisant un travail acharné de précision. Par la magie de l’Internet et singulièrement sur You tube, nous avons découvert avec enchantement une vidéo de concert où l’on voit M. Dérose debout, micro à la main, oui ces deux bras partant dans tous les sens, ses mains racontant les beautés des femmes de chez nous, ceux qui ont des monopoles mais ne travaillant point, ceux qui s’aiment en donnant rendez-vous aux messes « de quatre heures » et puis tout à coup la chanson, celle que des milliers de femmes haïtiennes ont reçu comme déclaration d’amour de la part des lycéens que nous étions.
Thérèse, oui Thérèse ce sont vos deux yeux… etc.
Mwen wè solèy san fwa
mil fwa nan vi m
Mwen wè lalin k ap benyen nan lanmè
Poutan « Thérèse »
se de zye ou ki limyè m
Lontan, lontan m ap chèche ou
Ce poème ésotérique associe dans un même mouvement la lumière qui est un langage universel et l’œil qui voit tout et qui percute. Qui ose dire après ça que le créole n’est pas une langue chantante.
Sa voix puissante que l’on écouta volontiers sur des cassettes achetées trois sous en bas de la ville nous à permis de connaître par cœur la plupart de ses chansons. Lors des kermesses de l’école, nos amis jouaient à l’imiter en fredonnant quelques morceaux comme : Merci, Courage, Message, Mon existence, et sans oublier Thérèse et bien d’autres.
Ce chanteur populaire, au sens qu’il composa et chanta ce qui tourmentait la multitude du plus grand nombre, nous a légué des chansons sublimes qui dénoncèrent pêle-mêle les conditions de la femme, des paysans, de la jeunesse etc.
En vérité, ce poète de l’observation fut une conscience nationale dont chaque refrain est une merveille de l’intelligence. Ses vers taillés dans la réalité populaire décrivent nos montagnes, nos fleuves, les beautés de nos femmes et illustrent à quel point ce fils du peuple érige le travail, le sérieux, comme étant des valeurs suprêmes.
On ne peut être d’accord qu’à moitié avec Serge Gainsbourg lorsqu’il déclare sans aucune précaution que « la chanson est un art mineur ». Il sera difficile pour un haïtien d’adhérer à une telle assertion tant nos chanteurs poètes nous ont habitués à des chansons de grandes qualités évoquant parfois un pan entier de notre histoire.
En dépit de tout, nous tenons la poésie, en particulier la chanson, pour un art majeur car comme disait le regretté Aimé Césaire, elle exprime ce qui a de plus profond en nous. « Anacaona » est à elle seule une épopée où se dégage un lyrisme débordant.
« Thérèse » est une description minutieuse de la beauté de la nature, de la femme haïtienne. Justement, Ansy Dérose fut le défenseur le plus acharné et constant de cette dernière à qui il rendait souvent hommage « Merci » est sans aucun doute l’une des plus belles chansons du patrimoine musical haïtien.
Mèsi pou lanmou ke w ban mwen
Kase fèy kouvri sa pou koze’n pa vante. »
Agenou m’ap mandé/ yon tibo
Yon tibo etc
Dans ce refrain se dégagent des souvenirs d’enfance qui rappellent le bon vieux temps où en Haïti pour faire la cour à une jeune fille il fallait se débrouiller pour lui envoyer un bon poème. Grâce à ses chansons, notre génération apprenait à apprécier les femmes de chez nous et surtout à les respecter. Sur les ondes de métropole et de Haïti inter le refrain devient tout à coup incandescent et nous baignions dans la magie pure : Tout fanm nan peyim / kel marabou, kel milatrès/ kel se nèges/ tout se bel fanm.
En une phrase, les différences sociales sont gommées. Dès qu’il s’agissait de femmes haïtiennes, il poussait loin la générosité en nous invitant à respecter les « prostituées » parce que disait-t-il ce sont des haïtiennes. L’argument ne manque pas de sel et traduit les préoccupations sociales de l’artiste.
Inutile de dire ici que les catastrophes des années 80 qui ont frappé notre pays a laissé notre patriote sans voix. Ses complaintes, son désespoir, sa désespérance devant les déchéances de son pays se transforment en chansons, disons plutôt en poésie engagée. Son dernier album a fermé un cycle qui a commencé dans les années 50.
Pour ceux qui, dans ces années-là, ont vécu dans ce pays et écouté « Haïti une mélodie d’amour » le dernier album du maître constitue un voyage peuplé de cauchemars et édifiant à plus d’un titre. Comme dit Ansy, notre Haïti est « desakodé ».