Mise à jour le 26 septembre
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Haïti / L’avenir y prendra goût / De Port de Paix à l’île de La Tortue

Le soleil, la pluie et la brousse faisaient que le site paraissait ancien, comme le site d’une civilisation morte.

Les ruines s’étendaient sur une telle superficie qu’elles semblaient évoquer une catastrophe finale.
Mais la civilisation n’était pas morte. C’était la civilisation dans laquelle j’existais et pour laquelle je travaillais toujours. Et cela contribuait sans doute au sentiment bizarre que j’éprouvais : se trouver parmi les ruines déséquilibrait ma notion du temps.

On se sentait comme un fantôme issu non du passé mais de l’avenir. On avait l’impression que sa vie et ses ambitions avaient déjà été vécues à notre place et qu’on en contemplait les reliques : on était dans un lieu où l’avenir était vieux et avait disparu. " " A bend in the river " de Naispaul, prix Nobel de littérature 2001.

Les ruelles de Port de Paix n’offrent même pas cette nostalgie d’une beauté passée. Cette ville ne sera jamais ruines. Non. Comment peut-on faire une ruine sans être beau tout d’abord ? sans avoir soi-même vécu une histoire ? L’idée de ruine suppose une splendeur perdue, je crois. Du moins, le mot est rarement utilisé pour désigner la dégradation de ce qui n’est pas d’abord au départ remarquable. Pourquoi parler des ruines d’un taudis ? Inhabité, détruit, le taudis n’existe plus, il disparaît comme le souvenir de ceux qui y ont dormi.

Port de Paix est un immense fatras de ciment, de tôles et d’immondices. Ville poussière, de bruits, d’odeurs de merde, celle des égouts à ciel ouvert, une ville où les hommes ne devraient pas vivre.

Naispaul a raison. L’avenir semble déjà vieux. Plus d’un an déjà en Haïti ; le retour à Port de Paix n’a pas le ton de l’emballement de l’année passée, il est plus serein, lucide, plus prêt à revoir les plaies d’un pays de souffrance et à puiser au cœur du sourire haïtien la foi de continuer. Le sourire, le seul monument du pays à tenir debout, malgré les souffrances.

Et dans cette merde, je me sens un peu chez moi. Les souvenirs d’autres joies, d’autres paysages et visages tentent de se greffer à la nouvelle réalité mais en vain. Le partage des autres vies se fait seul, avec les choix, les pleurs et les temps de bonheur. Les regrets des premiers pas de la nouvelle vie n’en sont pas vraiment et s’évanouissent dans l’apprentissage du don aux autres et dans la découverte de soi-même.

Haïti, et sa misère, nous apprend à aimer plus fort, plus profondément et à donner vraiment. Rien, sinon soi-même, ne changera profondément sur les quelques années données à ce pays.

Comment vivre dans ce néant sans aimer ? Impossible. A Haïti, on aime ou on part !

Une simple piste de mortier, l’avion se pose. A peine le pied par terre, les chauffeurs de motos guettent un éventuel client.

Frère Louis Michel est à l’aéroport, ou plutôt l’aérodrome. Malice de l’esprit à choisir les mots pour dire ce qui n’est pas.... Juste pour se réconforter. Le Frère est déjà là depuis une semaine. Les éternels sandales avec les chaussettes, il est le premier sourire de mon arrivée. A la direction de deux écoles primaires en Haïti, il a quitté la France à sa retraite depuis de nombreuses années. Louis est un Frère des Ecoles Chrétiennes, un de ses êtres anonymes qui donne leur vie aux autres, aux enfants. Un de ceux qui a choisi de donner du temps à la lutte, celle qui fait avancer le monde. Religieux dévoué à l’éducation des plus pauvres. Un de ceux qui font aimer la France partout où il passe, et qui ne sera jamais invité à la garden party de l’élysée. Notre président n’a pas ma chance de le connaître. Il serait bon que les puissants de notre terre natale puissent rencontrer les humbles qui façonnent le bras tendu de la France à l’étranger. Il a plu ces derniers temps, et la route a troqué la poussière contre de la boue, nids de poule contre nids d’autruche. Au milieu des grosses pierres, de la foule de badauds et de marchands, la voiture se force un passage. Quelques uns crient à coup de klaxons et d’injures, et nous continuons à parler.

" Patience, patience, patience... ", disait Frère Jean Marie, qui a quitté la mission après quatre années à Port de Paix. Un petit Frère aux yeux pétillants de joie, un témoin qui, d’un regard, vous donne l’idée de Dieu au cœur des hommes.

Notre regard évite de trop peser sur ce que notre mémoire va balayer d’un seul coup. Il guette, fouine mais aussitôt esquive. Les détresses qu’on ne peut décrire, les appels auxquels on ne sait comment répondre ou on ne sait plus répondre. Ce sentiment d’être coupable, de ne pouvoir pas faire ce que le présent nous demande, dans la rue dès la descente d’avion. Appels de regards perdus et mains tendues qu’on ignore. Le constat est là, brutal. Lorsqu’on prendra l’avion dix mois plus tard, les mêmes regards seront toujours là cachés quelque part, et notre présence n’aura rien changé à leur quotidien. Un appel à ne pas nous laisser griser par notre humanisme, par une espèce de sentiment de bienfaisance. Nous ne changerons rien aux destins des corps écrasés de la rue, seulement y être sensible sans se perdre dans un repli dépressif nous changera immanquablement. Un cri muet à la révolte permanente ; la pauvreté est le combat d’une vie et de tous. D’un engagement, d’une vie sociale, d’une économie solidaire, d’une sensibilité à partager. Un dur chemin à gagner sur soi-même, il sera joyeux. Donnant, donné.

La Tortue est dans le fond, haute, lointaine, pleine de mépris pour cette poussière. La misère y est différente, plus " humaine ".

Haïti est un pays de morne, et l’île de La Tortue n’y échappe pas.

Regarder La Tortue se lever est un enchantement ; une large carapace inspirant le respect, un regard lointain la jugerait lourde, pesante et mystérieuse, voire inquiétante. Mais ce que cet œil distant ne peut pas voir de Port de Paix ou d’ailleurs, seul le cœur peut le ressentir en posant les premiers pieds sur La Tortue. La Tortue vivante, qui respire de cette vie tranquille et heureuse.

Situé sur un plateau à environ 400 mètres d’altitude, le collège et les écoles des Frères des Ecoles Chrétiennes ouvrent leurs portes à des élèves venant des quatre coins de l’île. Et dès les premières lueurs du jour, sur le bord de mer, au cœur du morne très abrupte, ou sur le plateau, la longue marche des élèves " tous beaux, tous propres " et de leurs professeurs éveille doucement avec le soleil, la vie paisible de l’ancien refuge de la flibuste.

Sur un terrain de terre rouge, de roches, la montée est dure, et vous croiserez les maîtres dans leur beau costume, quelque fois aux formes et couleurs aussi naïves que la peinture haïtienne. Le goût du beau est une manière de tenir tête à la misère, d’être source de bleu, de vie. Dans les plus petites des " Kay ", un coffre à l’abri de la poussière et des trous des tôles sert à garder l’habit propre. Celui qui habillera la messe du dimanche ; une église où les plus pauvres n’osent pas aller. Sans souliers, sans la chemise...

Au rouge de la terre Haïtienne, au vert des bananiers, au bleu du ciel, la vague jaune, rouge et bleue des uniformes sur les chemins apporte à La Tortue la couleur vive d’un avenir à construire. Pour quelques uns , plus de deux heures à travers les sentiers pour se rendre à l’école. Quelques minutes avant la cloche, une marée jaune en sueur remplit rapidement le collège. A la porte, un simple " bonjour " , quelques mots pour les premiers rires et les restes de l’effort perlant sur leur visage disparaîtront derrière un large sourire.

L’éternel Sourire Haïtien.

Celui de la vie, de l’espoir, de l’éternel enthousiasme d’une jeunesse porteuse de tous les attentes, d’enfants à aimer et à faire grandir vers leur bonheur... Un sourire. Donné. A La Tortue. A ceux qui aiment et ceux qui ne savent plus aimer. A ceux qui donnent vie et temps pour l’éducation dans le monde entier. Aux enfants du monde qui n’ont pas la chance d’aller à l’école et à ceux qui ne connaissent pas leur chance d’y aller .

La cloche sonne à La Tortue ; et peut-être, au même instant, les élèves d’une classe de troisième en Seine Saint-Denis assistent à une pièce de théâtre relatant l’histoire d’une famille juive pendant la guerre.

" Les lumières s’éteignent et le chaos commence. Pendant une heure et demie les élèves hurlent, s’esclaffent, insultent les acteurs. A une femme en tenue de déportée : "A poil, salope !" A un père qui dit adieu à son enfant : "Pédophile !" D’autres crient : "A la douche, à la douche !" Une heure trente abominable. Les lumières se rallument. L’un des acteurs vient annoncer que la troupe refuse de saluer. Quelques profs sont en larmes. Les résistants qui avaient invité tout le monde partent, certains pleurent. Le malaise est général. Un élève monte sur la scène et crie à ses camarades : "Frères musulmans, mes frères, ce que nous avons fait est mal, nous n’avons pas respecté le travail de ces acteurs..." Les jours suivants, le collège est en émoi, des discours sont tenus aux élèves. Ces derniers décident de se rattraper. Ils bricolent une invitation qu’ils distribuent aux anciens résistants et déportés de la commune ainsi qu’aux acteurs et au metteur en scène, les conviant à une rencontre dont le contenu reste secret. Au passage, la jeune fille qui distribue le tract traite de salope une prof qui, selon elle, aurait "mal pris le papier". Par la suite, cette même charmante jeune fille, après une vraie minute de silence à la mémoire des morts (ce qui est un exploit), lit une lettre d’excuse et remet des fleurs aux résistants, aux acteurs et aux profs. Beaucoup pleurent. Les élèves vont ensuite au cimetière déposer des fleurs sur le monument consacré aux morts en déportation. Je ne sais s’il faut hurler de rire ou vomir devant ce repentir hollywoodien : peut-être les deux (mais dans quel ordre ?). " Extraits du livre "Collèges de France" de Mara Goyet, professeur d’histoire-géographie, dans un lycée de la Seine-Saint-Denis.

Le parallèle choque mais il existe.

Misère du monde. Misère de l’âme. Les petits haïtiens ont le ventre vide en venant à l’école mais l’âme bien pleine de sens. Ils aiment la vie.

La misère, aussi différente soit-elle, ne se juge pas. Elle est et elle fait vomir.

Celle du jeune de Seine Saint-Denis, du SDF alcoolique d’une rue de Paris, est aussi écœurante que l’enfant haïtien dénutri aux cheveux dorés par les carences et les intestins gonflés de vers. Les premiers ne gardent plus l’espoir de se faire homme et le second combat pour la vie chaque jour.

La plus dure des misères est sans doute celle tout près de chez nous, celle qui révèle notre impuissance. Il est, peut-être, plus facile d’aller se battre contre la pauvreté dans les pays à 8000 km de Paris que de savoir sourire et dire bonjour à un clochard de la capitale en lui disant quelques mots. Peut-être une pièce, peut-être pas. Juste un regard. Si l’on s’y attarde, si l’on s’y force, elle nous fera en nous-même découvrir une autre sensibilité, profonde et féconde. Dérangeante.

J’admire le professeur de Seine Saint-Denis qui garde le courage de rester un professeur avec ses jeunes.

Rester exigeant malgré tout est sans doute le plus beau moyen de leur faire lever la tête. Ne pas leur faire croire en baissant les bras, en leur disant " vous n’êtes pas comme les autres alors nous allons aménager une école à la mesure de ce que vous ne croyez plus être capable de faire ". Peut-être un " votre monde, votre famille, votre histoire vous a façonnés de cette sorte. L’école vous propose autre chose, vous invite à apprendre à marcher d’une autre façon. Celle que nous croyons juste et vraie, celle qui vous fera grandir." Cela ne se fera pas sans conflits, sans coups de gueules. Mais derrière cela, si ils s’en sortent, ils y reconnaîtront la considération et vous remercieront de la volonté de ne pas avoir abandonné.

La vie sera sans pitié par la suite. A la sortie de l’école, il n’y aura pas l’animateur, l’aide éducateur, ou le professeur pour le suivre à la trace.

Face à la misère, il n’y a pas de méthode, car trop réductrice pour s’occuper d’un être entier à reconstruire. Simplement, des points sur lesquels il faut tenir bon. Du cœur, de l’exigence. Amour et fermeté. Une marche commune pédagogique et disciplinaire. S’accorder pour réagir de la même façon dans une école est le premier pas vers la réussite. Certains établissements s’en sortent car d’abord, ils ont décidé de travailler ensemble et d’être d’abord des enseignants et non pas d’être des GO cédant aux exigences des élèves (pas trop de travail, on discute souvent, des bonnes notes à tout le monde....). Ce n’est pas facile, c’est certain, mais tellement plus facile quand tout le monde se tient la main. L’exigence, si elle est bien comprise, n’est plus peut-être un mot tabou.

Etre exigeant dans la misère est le premier pas, et sûrement le plus dur, pour avancer.

Après la cloche, les élèves s’en vont à la kay, encore une heure de marche le ventre vide. Deux heures de l’après-midi et pas encore mangé depuis hier ; Jean Noël a faim " Gran gou, gran gou " et le sourire. Je me demande où il va le chercher, enfin plus maintenant. Il aime, ce petit gars. La vie. Son sourire le montre bien. Le pauvre existe d’abord pour voir le lendemain. " Les projets, ce sont des histoires de blancs. Jusqu’à maintenant, j’ai réussi à survivre alors je ne suis pas prêt de changer au risque de tout perdre le peu que je possède. Dieu est partout. "

Haïti souffre de l’esclavage encore aujourd’hui. Et également à l’école. Un maître Haïtien qui, lors d’un chahut avec ses élèves et dans l’énervement, leur lançait "Mounyo ou yé ?" ("Etes-vous des hommes ?") me disait après une discussion à la sortie de la classe " Nous sommes des anciens esclaves et parler ne sert à rien ". On dit que l’usage du fouet est courant dans de nombreuses écoles et même dans les plus grandes classes malgré l’interdiction de l’éducation nationale. Cette remarque du maître, très aimé des élèves, ne fait pas de lui un homme sans cœur, ni un mauvais enseignant mais montre comment l’autorité d’une école (dialogue, prévention, et sanctions diverses prévues dans un règlement) est difficile à accepter et à maîtriser par les enseignants car tellement différente de la réalité. Un exemple sur beaucoup d’autres montrant l’étendue des séquelles.

A quand un pardon collectif à tous les peuples ayant subi l’esclavage ? Aujourd’hui, le passé déforme tout l’exercice de l’autorité. Dans la vie sociale, économique, politique. L’arbitraire et la violence restent maîtres d’un pays sans nation. Avec une diaspora de près de trois millions de personnes, le pays survit, et la communauté internationale a bloqué toutes les aides à un gouvernement en quête de légitimité.

Que va devenir Jean-Noël, et le petit Wilson dans ce pays ? Sa mère va sans doute mourir bientôt ; trop maigre, un corps usé par trop d’années de souffrances. Son père est mort il y a quelques années dans un voyage vers Nassau. Va-t-il lui aussi tenter le passage ?

L’Haïtien, et Haïti, un jeune fils qui veut vivre, fuir, et une mère fatiguée, déjà vieille pour continuer.

Un pays à construire avec un peuple en fuite. Dur... Le travail est immense, énorme. Il suffit de voir la joie de l’enfant se glisser dans les brèches de l’espoir pour se dire, encore aujourd’hui, que tout est possible avec des Haïtiens sans maîtres, ni esclaves. Et, peut-être, l’avenir y prendra goût.

Joël Bernard job_ernard@hotmail.com




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